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Le gamin, qui était déjà retombé, observait Grégoire en tremblant.

— Je vais t’aider, fit Morvan en swahili.

Il lui passa le bras sous les aisselles et le releva d’un geste.

— Comment tu t’appelles ?

— Gilbert.

— T’as quel âge ?

— Quinze ans.

Il le poussa devant lui, dans le sens de la pente, l’éloignant de la troupe. Le jeunot se mordait les lèvres pour ne pas montrer sa douleur. Il voulait y croire : on redescendait vers la piste, on allait le soigner, on allait le sauver…

Morvan ne tira qu’une fois — dans la nuque. Il conservait toujours une balle dans la chambre comme une rancœur sur l’estomac. Le gamin roula à terre pour finir coincé dans un entrelacs de lianes. En s’approchant, Grégoire vit que sa tête baignait dans un lit de poudre rouge : des milliards de fourmis couraient déjà sur son visage.

Des vers de Léopold Sédar Senghor lui revinrent en mémoire :

« Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie… »

Dans quelques heures, la dépouille aurait complètement disparu.

Il remonta la côte en jurant. La détonation avait alerté les prédateurs des alentours. Fuck. Il sentait les larmes lui brûler les yeux et fut étonné par cet accès de sentimentalisme.

Il ne pleurait pas sur le môme — en forêt, l’espérance de vie est faible — mais sur lui-même. Sur cette violence qui l’avait forgé et qu’il retrouvait maintenant, intacte, dans une espèce de pureté abjecte.

Il endossa son sac et reprit la tête de ses hommes. Dans leurs yeux, aucun reproche, aucun jugement. Il était fautif de ne pas avoir vérifié ses troupes. Eux l’étaient d’avoir enrôlé un tel gamin qui l’était lui-même d’avoir voulu s’embarquer dans cette galère.

Affaire classée.

Contrairement à ce qu’on pense, l’Afrique n’incite pas à la compassion.

14

Vingt-deux jours sans coke.

Première pensée du réveil.

Dans un frisson, il constata que ses draps étaient vrillés comme si on avait voulu l’étrangler avec. La sueur sur sa nuque, ses épaules et dans son entrejambe lui parut se refroidir d’un coup. Nouveau frisson. Il aimait cette transpiration. Exsuder, c’est éliminer les toxines. Éliminer les toxines, c’est s’éloigner du mal.

Plein jour dans sa chambre. 9 h 50 au réveil. Loïc n’avait aucun rendez-vous, aucune urgence. Un seul combat à mener : laisser couler le temps en lui sans se taper une ligne. Déjà beaucoup.

Aussitôt, il se mit à claquer des dents, à trembler par spasmes. Ses os étaient endoloris comme si on l’avait roué de coups pendant son sommeil. Il essaya de s’extraire des draps et fut saisi par une douleur fulgurante au ventre. Une brûlure circulait le long de ses intestins, qui ne demandait qu’à s’expurger en une explosion incandescente : diarrhée.

Foncer aux chiottes avant qu’il ne soit trop tard. Il se leva et perdit l’équilibre. L’instant suivant, il était face contre terre, nez écrasé contre le parquet. Il se redressa et s’aperçut qu’il avait laissé une tache de sang sur le bois. Merde. Il s’était cassé le nez, ou bien ses plaques de titane s’étaient enfoncées dans ses cloisons nasales — les larmes lui embuaient les yeux.

Il se recroquevilla et attendit quelques secondes, en position fœtale, pour retrouver une once de volonté. Parfois, il se disait qu’il avait contracté une maladie très grave — un truc tropical, refilé par les Blacks qui l’avaient kidnappé deux mois auparavant. La vérité était plus simple : il avait le syndrome de la « dinde froide », cold turkey, disent les Anglo-Saxons — parce qu’en manque, on passe sa vie à grelotter comme une vieille volaille.

Il se déplia, le dos de la main plaqué sur le nez, et avança, mi-rampant, mi-à genoux, jusqu’à la salle de bains. Si ses sphincters lâchaient, il allait en foutre partout et ne se remettrait pas d’une telle humiliation.

La fraîcheur du carrelage lui fit du bien. Il prit appui sur la lunette des chiottes et s’installa in extremis. La brûlure lui déchira le fondement alors qu’un flash noir foudroyait son cerveau. Overdose de sang. Ou au contraire perte d’oxygène. Il…

Quand il se réveilla à terre, il se sentait mieux. Pas moyen de savoir combien de temps il était demeuré évanoui — sa montre était restée dans la chambre. Les vaisseaux de son visage lui paraissaient avoir éclaté et ses narines semblaient obturées par de la boue séchée — simplement du sang coagulé.

Respirant par la bouche, il s’agrippa au lavabo et se releva — la tuyauterie interne avait l’air de s’être calmée aussi. Il tira la chasse, alluma une bougie « bois des Indes » et se déshabilla. Assis dans la cabine de douche, il ouvrit l’eau et en régla — plus ou moins — la température. Il tremblait encore sous le jet tiède.

Il attrapa le gant de crin et se frotta à mort. Peu à peu, il retrouva sa lucidité. La seule bonne nouvelle était qu’il avait dormi. Depuis une semaine, il carburait au Mogadon. Si ça ne suffisait pas, il s’envoyait de la Mépronizine. Cette nuit, il s’était pris aussi un Tranxène puis sa sœur était venue en renfort avec du Stilnox. Mais se bourrer de médocs pour arrêter la coke, ça revient à se branler pour arrêter les putes.

Il ne travaillait plus. Il avait balancé la carte SIM de son portable. Il priait et méditait selon l’enseignement du Vajrayana. Faisait du sport dès que ses courbatures lui laissaient un répit. Pissait dans les lavabos pour éviter les toilettes qui déclenchaient chez lui un réflexe conditionné : Où est ma ligne ?

Il s’était enfermé avec son mal. Un duel à mains nues dont il sortait toujours vainqueur car au-delà des souffrances, des moments de désespoir, des crises d’anxiété, le temps passait — et cela seul comptait. Il n’y aurait pas de retour en arrière.

L’eau crépitait toujours sur son crâne. Il aurait dû prévenir son psychiatre et suivre un vrai traitement de soutien. Ou s’inscrire à un programme de type Narcotiques anonymes. Sa fierté en avait décidé autrement : il voulait arrêter en solitaire et en secret, renaître de ses cendres tel le Phénix.

Au sortir de la douche, il grelottait, de froid à présent, et son cerveau lui paraissait plus clair. Il songea à se raser mais vu le tremblement de ses mains, il se serait écorché vif. Miroir. Teint de plomb et visage creusé. Il n’avait pas ri ni même souri depuis des semaines. Il n’éprouvait plus aucun plaisir, n’avait aucun goût pour quoi que ce soit. Tout désir s’était retiré de lui, une marée basse terne et morose.

Il enfila caleçon et tee-shirt et se dirigea vers la cuisine en appelant Gaëlle. Pas de réponse. Presque midi : sans doute sortie. Depuis les meurtres, elle était devenue une autre. Elle avait rajeuni de dix ans. Ne se maquillait plus et ne portait plus que ses frusques les plus cool — plutôt hippie que it-girl. Elle avait minci — et non maigri (tout le monde était à cran quand il s’agissait du poids de Gaëlle). En Bretagne, le soleil de novembre l’avait brûlée, abrasée — dans le bon sens du terme.

Loïc était fasciné par sa sœur. Avec sa carrière avortée d’actrice et ses dérapages d’escort, elle pouvait passer pour une pure loseuse. Erreur : Gaëlle possédait un doctorat de philosophie et pouvait tenir le crachoir sur n’importe quel maître de la scolastique du XIIIe siècle. Elle était la plus belle fille qu’il ait jamais vue — après Sofia ou, disons, à égalité avec elle. Pourtant, on ne lui avait jamais connu de mec sérieux. Sa vie sentimentale se limitait à des coucheries glacées et des manipulations obscures.