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Il se prépara un thé tibétain avec du sel, de l’orge, du beurre et du lait. Un truc à se vomir direct sur les chaussures mais ce breuvage lui rappelait ses seules années heureuses — celles qu’il avait passées au monastère de Zhongdian.

Il s’assit sur son canapé, sous le triptyque d’Anselm Kiefer qu’il avait racheté à un collectionneur ruiné, songea à ses enfants et son humeur rechuta d’un coup. Pour l’heure, il refusait de les voir. En réalité, défoncé ou sevré, il était toujours mal à l’aise avec eux. Étranger à leur univers, leur langage, leurs jeux, il n’était carrément bon à rien sur le plan pratique. Pas foutu de leur faire cuire un œuf ni de les habiller. En ce moment, avec ses nerfs en cordes de piano, il n’aurait pas tenu une heure en leur présence.

Pour ne pas honorer ses jours de garde, il avait prétexté des galères de santé. D’une manière ironique, Sofia avait dû supposer qu’il souffrait d’un excès de coke. Tant mieux. La drogue était la raison majeure de leur divorce et il ne voulait surtout pas que l’Italienne puisse imaginer qu’il arrêtait pour se rapprocher d’elle.

Il en était à son troisième thé au beurre — il dégueulerait avant d’attaquer le sport — quand on sonna à la porte. Gaëlle avait dû oublier ses clés : il n’attendait personne et son immeuble était une véritable forteresse avec concierge et codes en batterie.

Il déverrouilla la serrure et tourna la poignée sans jeter un regard à l’œilleton.

Ce n’était pas Gaëlle mais Sofia.

— Papà è morto, annonça-t-elle d’une voix blanche.

15

Digérant sa surprise, Loïc la fit entrer et lui prépara un breuvage digne de ce nom : un thé vert japonais torréfié — hojicha — qu’il sortait pour les grandes occasions. Ses tremblements avaient repris de plus belle. Dans sa cuisine ouverte, pleine d’ustensiles en inox, ses manœuvres faisaient plus de bruit qu’un solo de percussions.

Sofia n’y prenait pas garde. Assise sur un tabouret de l’autre côté du comptoir, elle demeurait les yeux fixes. Sa peau blanche parfaitement lisse, ses yeux légèrement bridés coupaient court à toute expression.

Loïc hésitait à sortir les banalités d’usage.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il finalement, pragmatique.

— Il a été assassiné.

Il se figea, théière en main :

— Quoi ?

— On vient de retrouver son corps, affreusement mutilé.

Même si le personnage possédait sa part d’ombre, Loïc ne s’attendait pas à ça. Giovanni Montefiori, dit le Condottiere, était un ferrailleur parti de rien qui avait réussi à bâtir un empire. Les rumeurs à son sujet allaient bon train, notamment sur ses accointances avec la mafia en col blanc et Silvio Berlusconi, mais naïvement, Loïc pensait qu’à soixante-dix ans passés, son beau-père s’était rangé des voitures.

Retour à la théière.

— Qu’est-ce que tu sais au juste ?

— C’est atroce… C’est… (Elle s’arrêta puis reprit sur un ton plus ferme.) Selon les premières constatations, on lui a ouvert le torse avec une scie circulaire. Après ça, on lui a… (Sofia hésita encore, il ne l’avait jamais vue reculer devant un mot)… arraché le cœur.

Loïc s’immobilisa à nouveau. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait d’un meurtre de ce genre. Philippe Sese Nseko avait été assassiné de la même façon en septembre dernier, à Lubumbashi. Malgré la distance, les deux homicides étaient liés, aucun doute. D’autant plus que Heemecht, la société luxembourgeoise du Condottiere, détenait 18 % de Coltano.

Les tasses. Gestes saccadés. Maîtrise-toi. Grégoire Morvan, le prochain de la liste ? Il était justement sur place — dans la gueule du loup. Loïc en renversa son thé. Éponge. Nouvelle tournée.

— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?

— Rien. Il est parti au boulot à l’aube, comme d’habitude. On a découvert son corps vers 10 heures, aux environs de Signa.

— Il avait rendez-vous ?

— Tu le connaissais.

Montefiori avait une particularité : il savait à peine lire et écrire, à quoi s’ajoutait son goût obsessionnel du secret. Son emploi du temps était connu de lui seul. Pas d’agenda ni de téléphone portable. Sa secrétaire n’était au courant de rien. Pour retracer sa dernière journée, les flics allaient s’amuser.

— T’as parlé à la police ?

Sofia haussa les épaules d’une manière méprisante qui semblait dire : « Que pourraient-ils piger aux Montefiori ? » Assise derrière le comptoir de marbre (le même que celui qui décorait leur cuisine place d’Iéna), il la retrouvait comme jadis. L’âge d’or des débuts. Leurs innombrables cafés à New York, Florence, Paris. Leurs dîners enthousiastes alors que Loïc montait dans la finance. Les cris de leur premier bébé. L’appartement qu’ils avaient acheté, ouvert sur la tour Eiffel et le palais de Tokyo, mais qui ressemblait déjà à un sanctuaire…

Troublé, il l’invita à passer au salon.

— Ils ont des soupçons ? Des suspects ?

— J’en sais rien. L’enquête commence tout juste. L’autopsie a été ordonnée. Je pars demain à Florence.

— Où sont les enfants ?

— À la maison. Je ne leur ai encore rien dit.

Il se sentit obligé d’évoquer sa belle-famille :

— Ta mère ?

— Aucune réaction. Elle va augmenter ses médocs et sera un peu plus à l’ouest pour un moment, c’est tout.

— Tes sœurs ?

— Elles se sont jetées sur les funérailles comme des hyènes, pour démontrer leur capacité d’organisation. Elles lorgnent déjà sur la présidence de l’empire.

Pas moyen de se souvenir de leurs prénoms. Moins belles que Sofia, célibataires, elles s’étaient taillé une place de choix dans les sociétés du Condottiere. Par comparaison, Sofia passait pour la princesse oisive et futile. À tort : plus brillante que ses frangines, elle éprouvait un dédain naturel (celui de sa mère, aristocratique) pour le travail. C’était le boulot qui n’était pas à la hauteur, non l’inverse.

Il but son thé d’un coup. L’hojicha n’avait aucun goût après ses breuvages au beurre et au sel. Il partit se resservir — Sofia n’avait pas touché à sa tasse. Posté derrière le comptoir, il l’observa à nouveau. Assise sur le canapé, elle lui tournait le dos. Ses cheveux noirs et lisses coulaient comme de l’encre japonaise. Il l’avait tant de fois admirée à son insu…

Il s’ébroua face à cet attendrissement. Ne pas baisser la garde. Elle était là pour le piéger. Il n’y avait pas d’autre explication.

— Je suis vraiment désolé pour ton père…, fit-il en s’approchant, mais pourquoi me l’annoncer en personne ? (Il ne put s’empêcher de la provoquer.) Ça change quelque chose pour le divorce ? Y a des papiers à signer ?

— T’es trop con. Je suis venue à cause de l’enterrement. Je veux que tu nous accompagnes.

— Nous ?

— Les enfants et moi.

En pleine séparation, cette requête ne rimait à rien.

— Je comprends pas…, cracha-t-il. On se déchire depuis des années, ta mère et tes sœurs voudraient me voir en prison ou dans un asile. Quant au reste de ta famille, elle…

— Tu viens ou non ?

Il but une brève gorgée.

— Bien sûr.

16

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Salvo était efficace. Il s’était pointé à midi — pour un rendez-vous à 10 heures, c’était acceptable. Et il avait des excuses : toute la matinée, il avait téléphoné, frappé aux portes. La paperasse officielle était acquise, l’appareil affrété, les derniers préparatifs en cours.