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Salvo ne portait plus son maillot jaune mais un tee-shirt à l’effigie de Steve Jobs, représenté à la manière du célèbre portrait du Che. Ils s’étaient installés dans le lobby et avaient repris chaque point du périple. Ils décolleraient en soirée et atterriraient dans la nuit aux environs de Kabwe, à cent cinquante kilomètres d’Ankoro.

— Pourquoi pas à Ankoro même ?

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Impossible.

Erwan n’avait pas insisté. D’ailleurs, son père lui avait précisé qu’il n’y avait plus de piste là-bas. Ensuite, un 4 x 4 les emmènerait jusqu’à Ankoro où ils prendraient les barges sur le Lualaba.

— Combien de temps pour atteindre Lontano ?

— Aucune idée.

Face à l’incrédulité d’Erwan, le rire inimitable du Noir avait fusé.

— Là-bas, on peut pas faire de prévisions. T’as les sous ?

— Il faut les donner maintenant ?

— La moitié d’avance, cousin.

Erwan était un produit de la société moderne : jamais plus de deux cents euros en cash sur lui. Or, il se promenait maintenant avec une ceinture cache-billets contenant dix mille euros dont les deux tiers en dollars. Le matin même, à la banque centrale de Lubumbashi, il avait changé quelques liasses en francs congolais — pour les arrosages mineurs.

Il était parti aux toilettes et revenu avec mille dollars.

— Retourne pisser, cousin. La moitié de trois mille dollars, ça fait mille cinq cents.

— C’était pour Ankoro.

Salvo avait souri, empoché l’argent puis l’avait emmené pour un dernier tour de piste dans les administrations. Ils n’avaient attendu nulle part, avaient réduit les palabres — français, swahili — au minimum. Erwan n’avait eu qu’une chose à faire : sortir encore ses billets, ce que le Banyamulenge appelait les « petites motivations ». Quelques coups de tampon, une signature et en selle, Marcel !

Aux environs de 14 heures, ce fut le grand départ. Erwan se sentait léger. Il était même d’humeur rêveuse : il se prenait à songer à Sofia, sa « future ex-belle-sœur », avec qui il avait vécu une brève idylle deux mois auparavant. Une nuit d’amour en forme de blitzkrieg. Un réveil d’empereur chez la comtesse, avec vue sur la tour Eiffel. Une étreinte encore à l’hôpital alors qu’il était blessé puis plus rien. Sofia avait appris entre-temps que son père l’avait manipulée pour lui faire épouser Loïc et elle maudissait depuis leurs deux familles, Erwan compris.

Pour sauver un tel dossier, il aurait fallu un orfèvre, un virtuose, alors qu’il ne dépassait pas en la matière le stade du puceau. Il se prit à imaginer une longue missive écrite au fil du Lualaba, ce qui ne manquerait pas de panache, puis il y renonça en se disant que Sofia devait rester ce qu’elle avait toujours été : une pietà inaccessible.

Salvo avait quitté la route principale (il conduisait une Toyota Land Cruiser, inexplicablement neuve et rutilante). Les constructions s’espaçaient, des villas pointaient leur toit rouge à travers les jardins, le long de la route les arbres étaient taillés. À l’évidence, un quartier résidentiel.

Le Noir s’engagea sur un sentier non bitumé qui parut leur tousser au visage. Le pare-brise se couvrit de particules rouges.

— Où on va ?

Le Noir ne répondit pas. Cramponné à son volant, il s’efforçait d’éviter les nids-de-poule, les flaques du matin, les branches qui jonchaient la piste. Ils longèrent un lac aux eaux saumâtres puis bifurquèrent à droite. Soudain, une maison fantastique jaillit comme à fleur d’eau.

Un immense cadre de béton sur pilotis, s’ouvrant sur des terrasses, des loggias à claire-voie, des escaliers extérieurs. On aurait dit que la façade avait été arrachée, dévoilant l’intérieur de la bâtisse. La fameuse architecture d’outre-mer — lignes épurées, ouvertures brise-soleil —, poussée à un degré d’abstraction pure. Ce n’était plus une maison mais une sculpture géométrique, entre sanctuaire et pavillon d’été.

Le climat tropical l’avait entièrement ravagée. Les hautes herbes rongeaient les piliers de soutien, le lierre asphyxiait les murs, les racines fendaient les terrasses. Au-dessous, les eaux croupies semblaient prêtes à avaler la demeure comme une vulgaire épave.

Salvo se gara à cent mètres de l’édifice et coupa le contact.

— Si j’ai bien compris, tu t’intéresses à tout c’qui concerne Lontano et l’histoire de l’Homme-Clou, si ?

Erwan avait eu le temps d’entrer dans les détails de sa quête.

— Bienvenue chez les de Momper, fit Maillot Jaune en ouvrant sa portière.

— Comme Magda de Momper ?

Mars 70, la troisième victime de l’Homme-Clou : une étudiante en géologie âgée de vingt ans. Erwan descendit de voiture et suivit son guide.

— Comme Philippe surtout, l’architecte de Lontano. Le père de Magda. C’est lui qu’a tout imaginé, tout dessiné là-bas.

— Ils vivent ici ?

— Seulement la petite sœur de Magda, Philae.

— Elle avait quel âge au moment des faits ?

— Je sais pas : dans les dix-douze ans, je crois. Tu prends ou non ?

— Bien sûr !

Salvo s’arrêta et lui barra le passage :

— C’est cinq cents dollars.

Erwan lui en accorda deux cents, sans un mot de négociation. C’était la première fois qu’il menait une enquête à péage et à ce train-là, il serait vite ruiné.

17

De la lumière aveuglante du dehors, ils passèrent directement à l’obscurité. Erwan ne vit plus rien puis, peu à peu, ses yeux s’accommodèrent. Dans une immense pièce, une femme semblait les attendre, appuyée sur un balai : longue, noire, comme disloquée par l’indolence. Son tablier portait des traces sanglantes — simplement de la latérite.

Salvo lui adressa la parole, en swahili, sur un ton autoritaire, presque insultant. Sans broncher, la domestique fit un geste vague vers la double porte dans son dos qui donnait sur l’extérieur. On avait l’impression que la maison n’était qu’un passage au sein d’un vaste domaine végétal. Le temps de traverser le salon, Erwan remarqua dans la pénombre des appuie-nuques, des masques étroits, des fauteuils très bas. Du pur africain, usé et poussiéreux.

Ils retrouvèrent les jardins. Sur une pelouse anarchique, du mobilier en fer peint se groupait au pied d’un arbre imposant. Au fond, des jacinthes d’eau, des roseaux atteignaient une taille monstrueuse. La végétation semblait dopée ici par une drogue mystérieuse.

Il lui fallut regarder à deux fois pour distinguer, installée sur la balancelle qui jouxtait la table et les chaises, une femme : lunettes noires, boubou indigo, foulard couvrant ses cheveux. Une star des sixties.

Ils s’approchèrent. Philae de Momper n’avait pas d’âge : elle avait plutôt franchi un seuil. Sans parler de mort véritable, elle semblait appartenir au monde statique des momies et des mausolées. La petite sœur de Magda ne pouvait pas avoir dépassé la soixantaine mais elle paraissait avoir traversé des siècles. Elle tanguait doucement, raide comme un battant de cloche, au rythme d’un léger grincement. La matière de son boubou — du basin — ajoutait encore à son hiératisme. Crissant et sombre, rehaussé de fils d’or, le tissu la caparaçonnait tel un sarcophage.

Erwan se présenta et résuma, sans prendre de précautions particulières, ce qui l’amenait. L’Homme-Clou. Lontano. Grégoire Morvan, son père…

— Vous lui ressemblez beaucoup.