La remarque le surprit : à l’époque des faits, Philae n’était qu’une gamine.
— Vous vous souvenez de lui ?
— Il était très proche de nous. Une citronnade ?
Le Vieux entretenait donc des liens avec la famille d’une des victimes. Erwan regarda la femme remplir les verres en se préparant mentalement à d’autres surprises. On but en silence. La première boisson vraiment glacée depuis son arrivée en RDC.
Enfin, il se pencha vers Philae — ils s’étaient installés sur des chaises de jardin face à la balancelle — et reprit :
— Il venait vous voir pour les besoins de l’enquête ?
— D’abord, oui, je suppose, puis par amitié. Il aimait beaucoup les Salamandres.
Ce nom lui évoquait vaguement quelque chose. Il sentit que, derrière ses verres fumés, Philae l’observait avec consternation : il ne savait rien. En revanche, elle semblait disposée à l’affranchir :
— Ma grande sœur, ainsi qu’Ann de Vos, Sylvie Cornette et Monika Verhoeven appartenaient aux Salamandres. Un groupe de rock uniquement féminin. Les stars de Lontano… Tous les samedis, elles jouaient à la Cité Radieuse.
Philae de Momper avait conservé son timbre d’enfant. C’était d’autant plus troublant qu’elle évoquait maintenant ses souvenirs d’adolescente.
— La Cité Radieuse, demanda Erwan en sortant son carnet, qu’est-ce que c’est ?
— Le grand hôtel de Lontano. C’était là-bas que se déroulaient les concerts, les bals, les banquets. Mon père avait baptisé ce bâtiment en référence à une construction de Le Corbusier, à Marseille. Il était passionné par cet architecte.
Son rêve, encore une fois. Il était certain d’avoir « vu » cet hôtel dans son sommeil.
— On ne me laissait pas aller les écouter, continuait Philae, mais j’ai tout de même assisté à un ou deux concerts. Maggie avait vraiment une voix pour le blues.
— Qui ? tressaillit Erwan.
— Maggie de Creeft. La chanteuse du groupe.
Le nom de jeune fille de sa mère. Il devait se convaincre que ses propres racines étaient à Lontano. Reprends toute l’histoire.
— Vous vous souvenez quand Grégoire est apparu dans votre vie ?
— Exactement, non. J’avais douze ans. Toute ma famille était en deuil…
Erwan avait les dates en tête : Morvan était arrivé au Katanga en mai 70, deux mois après le meurtre de Magda.
— Ma mère voulait partir mais mon père hésitait : Lontano était son œuvre. Si la ville devait sombrer, disait-il, il mourrait avec elle, comme un capitaine de vaisseau. Moi, je me rappelle surtout que la vie s’était arrêtée. Je n’allais plus à l’école. Je n’avais même plus le droit de sortir. La ville était à feu et à sang.
Philae continuait, avec sa voix de dessin animé, à décrire le marasme des années rouges. Erwan écrivait — ses doigts trempés de sueur s’enfonçaient dans ses pages. Salvo s’était planqué sous le parasol — peut-être dormait-il…
— Votre père… enfin, il était d’accord avec les… actions menées contre les Noirs ?
Erwan s’exprimait avec prudence — faute de savoir dans quel camp jouait Philae.
— Il dirigeait lui-même les opérations. On peut dire qu’il en a cassé, du nègre… À l’époque, on était persuadé que le tueur était un sorcier yombé. Mon père et sa clique traquaient les immigrés du Bas-Congo. Mais ils se sont assez vite calmés…
— Pourquoi ?
— Les Yombé sont des chasseurs. Ils se sont constitués en milices et s’en sont pris aux Blancs, avec des chiens et des filets. Y avait une ambiance… électrique. Des morts des deux côtés.
Erwan revint sur un fait qui ne cadrait pas :
— Vous dites que Grégoire appréciait les Salamandres mais quand il est arrivé, le groupe n’existait déjà plus, non ?
— Si. Ça peut paraître bizarre mais Maggie disait qu’il ne fallait pas se laisser intimider, qu’elles devaient continuer à jouer en mémoire des disparues. Elle avait trouvé d’autres musiciennes. Elle avait aussi monté une association pour prendre la défense des Noirs. Un vrai phénomène.
Il retrouvait là un des visages de sa mère : la hippie forte en gueule, toujours en avance d’une croisade. Il imaginait l’atmosphère de l’époque : Peace & Love, révolution et fumette tous les soirs. Malgré la terreur ambiante, les Salamandres n’avaient pas baissé la garde.
— Maggie et les autres étaient des contestataires… chroniques, confirma Philae. Elles se battaient contre leurs origines, contre les mines, contre tout ce pognon gagné sur le dos du peuple noir. Par goût, et surtout par provocation, la plupart couchaient même avec des Africains, ce qui rendait dingues nos parents… Moi, je les admirais. (Elle tendit la main et attrapa une Malboro.) Vous fumez ?
— Non.
— Donnez-moi du feu.
Erwan saisit un briquet posé sur la table. Philae rejeta un long filet de fumée et il crut sentir, entre la cigarette brûlante et l’air torride, la même connivence qu’il avait surprise entre l’incendie de Saint-François-de-Sales et la touffeur nocturne de l’avant-veille.
— Finalement, reprit Erwan, on a identifié Thierry Pharabot et découvert qu’il venait lui-même du Mayombé. Aurait-il pu avoir un lien avec vos familles ?
— Non. Ce n’était pas la même génération.
— Ses parents ?
— Jamais entendu parler de ça. Le mobile de Pharabot se trouvait dans le deuxième monde.
Philae s’en tenait à la version officielle : l’ingénieur initié par les féticheurs du Congo central, le nganga blanc malade de ses propres croyances… Inutile d’insister.
— Revenons à Grégoire, suggéra-t-il. Un autre détail qui m’échappe : si Magda était morte, il n’avait plus de raison de venir si souvent chez vous.
— Je vous l’ai dit : Grégoire aimait les Salamandres. (Elle eut un geste vers le jardin.) Au fond, il y avait un bungalow où les filles continuaient à jouer. Il assistait aux répétitions. Il prétendait aussi qu’il nous protégeait.
Erwan comprit enfin les motivations de Morvan :
— C’est à cette époque qu’il s’est rapproché de Maggie ?
Nouveau sourire de la femme. Ses lèvres flétries se confondaient avec sa chair pâle. Son visage paraissait flotter derrière ses lunettes de soleil, à la manière d’un fantôme.
— C’était la plus belle… Ils se sont tout de suite plu…
Erwan avait grandi, avec son frère et sa sœur, dans un enfer conjugal. Il n’était pas prêt — mais alors pas du tout — à écouter l’histoire d’une quelconque idylle entre ses parents.
— Savez-vous, coupa-t-il, si votre sœur et les autres… (il hésitait, freiné encore par le principe de précaution) se droguaient ?
Philae éclata franchement de rire face aux pudeurs du flic :
— Elles étaient défoncées du matin au soir. Ça faisait partie du jeu.
— Quelle drogue ?
— Le cannabis bien sûr, mais aussi des comprimés ou des espèces de timbres qu’elles posaient sur la langue…
Amphètes, acides : l’arsenal de l’époque.
— Savez-vous où elles se les procuraient ?
Philae nia de la tête. Erwan souligna les derniers mots qu’il avait écrits. Une idée faisait son chemin : pourquoi, dans cette ville terrifiée par un tueur en série et plongée dans une guerre civile, ces filles continuaient-elles à sortir ?
Et maintenant, la question cruciale :
— Est-ce que vous vous souvenez de Catherine Fontana ?
— Catherine, tout le monde la détestait.
La réponse le fit sursauter. Au mieux, il s’attendait à un souvenir vague. Au pire, à une absence de réaction. Catherine, française et infirmière, ne correspondait pas au profil des Salamandres.