— Pourquoi ?
— Parce qu’elle avait piqué Grégoire à Maggie.
Deuxième scoop. Non seulement Morvan connaissait Cathy mais il couchait avec elle ! Son père ne lui avait pas dit un mot là-dessus — tu m’étonnes…
— Que pouvez-vous me dire sur elle ?
— Pas grand-chose. Je sais seulement ce qu’on racontait. Elle avait dragué Grégoire la nuit de la Saint-Sylvestre 1970, à la Cité Radieuse. Les Salamandres répétaient que c’était la pire des salopes que la Terre ait jamais portées…
Philae parlait toujours de sa petite voix acidulée, tout en tirant de longues taffes sur sa cigarette. Pas l’ombre d’un sentiment en vue : ni passion ni compassion.
— Sur son meurtre précisément, de quoi vous vous souvenez ?
— Rien. Un nom de plus sur la liste, c’est tout. Mais la tristesse n’était plus la même… Les filles disaient que cette pute avait eu ce qu’elle méritait, que personne la regretterait. Ce genre de trucs.
— Maggie menait le groupe ?
— Non. Bizarrement, la mort de Cathy l’a totalement abattue. Elle est même partie à Kisangani. Elle ne voulait plus entendre parler de Lontano.
— Et Grégoire ?
— On ne le voyait plus non plus. Il menait l’enquête nuit et jour, sans résultat. Les victimes se multipliaient et il ne possédait aucun indice. Mes parents disaient qu’il ne servait à rien. On pensait surtout que l’Homme-Clou était un démon insaisissable. La malédiction de Lontano.
Erwan notait toujours — les termes exacts utilisés par Philae — mais n’analysait plus rien.
— Martine Duval, la quatrième victime, était française elle aussi. Vous la connaissiez ?
— Oui. Elle appartenait à la bande.
— Anne-Marie Nieuwelandt ?
— Pareil. Les deux venaient aux répétitions, en groupies.
— Catherine Fontana a donc été la première victime à ne pas faire partie du club ?
— On s’est dit que l’Homme-Clou provoquait Morvan. Tout le monde savait qu’ils étaient ensemble.
— Personne n’a soupçonné qu’un autre assassin aurait pu frapper ? Profiter de cette série pour couvrir son propre meurtre ?
Philae le fixa derrière ses verres fumés. Pour la première fois, ses sourcils se haussèrent : comment pouvait-on avoir des idées pareilles ? Un malaise le gagna en retour : et si c’était lui qui se trompait ? Ces histoires de jours et d’horaires, à plus de quarante ans de distance, étaient-elles suffisantes pour étayer les scénarios tordus qu’il avait en tête ?
— Les victimes suivantes ? reprit-il pour balayer son propre doute. Vous vous en souvenez ?
Elle propulsa sa clope d’une pichenette, visant une flaque. La proximité du lac contaminait toute la pelouse et la rendait spongieuse.
— L’Homme-Clou élargissait son terrain de chasse, c’est tout. Il ne visait plus seulement les Salamandres. Après Catherine, il a surpris une mère de famille dans sa villa. Il lui a planté des dizaines de clous dans la chair alors que son bébé pleurait à quelques mètres.
Erwan avait lu ces faits dans les synthèses du procès. Pas la peine de développer. Ni de revenir sur la dernière victime du meurtrier : une religieuse de vingt ans.
— Et son arrestation ?
— On a fait la fête pendant des jours et des nuits. La ville était libérée. Grégoire était notre héros ! S’il avait voulu devenir maire de Lontano, on l’aurait élu dans la minute.
— Et Maggie ?
— Elle n’est jamais revenue. Grégoire l’a rejointe à Kisangani. Elle est tombée enceinte et…
Philae se tut. Les cris des oiseaux, le bruissement des herbes semblèrent d’un coup monter en régime. Elle venait de réaliser que l’enfant que Maggie attendait alors, c’était Erwan.
Il se leva pour couper court à toute question. La suite de l’histoire, il la connaissait — c’était sa propre enfance. Sa tête bourdonnait : trop de chaleur, trop de mots, trop d’infos inattendues. Il ne se sentait plus capable d’assimiler quoi que ce soit.
— Vous n’auriez pas conservé des coupures de presse de l’époque ? hasarda-t-il pour finir.
— Non. Ce ne sont pas des bons souvenirs.
— J’ai cherché la trace de vos familles à Lubumbashi, je n’ai rien trouvé. Vous avez quitté Lontano ensuite ?
— C’est Lontano qui nous a quittés. Dans les années 80, les mines se sont taries. Plus tard encore, il y a eu des pillages. Les soldats de Mobutu, qui n’étaient plus payés depuis des lustres, se sont servis à la source. Les derniers Blancs ont fui. Certains ailleurs en Afrique, d’autres en Belgique.
— Vous, vous êtes restée.
— C’est mon pays. J’y ai fait mes études, ma carrière.
— Dans quelle branche ?
— Au Katanga, il n’y en a qu’une : les mines. L’ingénierie industrielle, la mécanique des roches, les méthodes d’extraction. Je me suis installée à Kolwezi puis ici, chez les mangeurs de cuivre…
Dernière question pour la route :
— Vous ne vous êtes pas mariée ? Vous n’avez pas eu d’enfant ?
— Plutôt crever. Il n’y a pas d’avenir ici pour les générations futures.
— Pour les Blancs ou pour les Noirs ?
— Pour personne.
18
Quand ils parvinrent au-dessus de Kabwe, il faisait nuit.
L’avion — un Cessna 182 bon pour la casse — venait d’éteindre ses feux de position. L’intérieur de l’appareil ne comportait que deux sièges — Erwan était assis à même le sol, à l’arrière. La cabine avait été désossée, sans doute pour transporter plus de minerai, mais l’espace était vide. Qu’allait donc livrer Salvo ? Ou était-ce le contraire ? allait-il chercher un chargement ? Il n’avait emporté que quelques valises qui paraissaient en carton, ficelées avec des sangles de déménagement.
— Ni les FARDC ni les rebelles rwandais n’ont de missiles sol-air, cria Maillot Jaune en se retournant, mais vaut mieux être prudent ! On raconte que les Tutsis ont reçu des armes…
L’avion piqua vers les ténèbres. C’était tellement irréel qu’Erwan n’avait pas vraiment peur. Plutôt le sentiment d’évoluer dans une dimension parallèle. Soudain, il distingua par le hublot une double ligne lumineuse qui tremblotait dans la nuit. Plus qu’une piste, cela évoquait les vestiges d’une culture sur brûlis.
À cinquante mètres d’altitude, le Cessna ralluma ses lumières. Contre toute attente, l’atterrissage se fit sans problème. Avec la vitesse, les nids-de-poule passèrent à l’as et le pilote réussit à maintenir plus ou moins son axe. Erwan n’avait aucune idée de l’endroit où ils étaient. Il ne disposait que d’un seul repère, sa montre : un peu plus de 18 heures.
— Bienvenue à Kabwe, patron.
Il n’espérait rien et c’est exactement ce qui l’attendait dehors. Une obscurité totale, une atmophère lourde, poisseuse comme un manteau mouillé. On ne distinguait que les boîtes de conserve remplies d’essence enflammée qui marquaient la zone d’atterrissage. L’odeur du carburant, ajoutée aux relents de la terre humide, saturait les narines. Des Noirs dissous dans l’ombre les observaient, yeux exorbités.
— On… on dort ici ? s’inquiéta Erwan.
— Non, dans la voiture qui nous emmène à Ankoro. En partant maintenant, on arrivera demain en milieu de journée. À temps pour attraper les barges.
— À quelle heure ?
— Houlà, faut déjà qu’elles soient là ! (Salvo prit son ton de businessman.) C’est mille euros, patron.
— Pour quelques kilomètres ?
— Tu peux les faire à pied.
Erwan ouvrit sa ceinture.