19
Le Penasar est un restaurant indonésien situé dans le 8e arrondissement, spacieux et peu éclairé. Bougies, lumières indirectes, objets de bronze et de cuivre, renvoyant des reflets parcimonieux sur les tables et les visages. Le long des murs, des marionnettes wayang derrière des parois de toile projettent des ombres d’une troublante élégance. Pour les femmes, un avantage : le clair-obscur est clément avec les rides et autres imperfections. Pour les hommes, un avant-goût de victoire : on est déjà au lit, ou presque.
Gaëlle avait choisi l’endroit pour une autre raison : les tables espacées ménageaient une vraie intimité. Elle ne voulait pas de témoins gênants pour cette première rencontre. Curieusement, elle se sentait à l’aise. Katz en revanche paraissait hors sujet. Elle savourait ce spectacle — pendant une année, elle avait subi face à lui une situation d’infériorité. Elle tenait là sa petite revanche.
— Vous connaissez l’Indonésie ? attaqua-t-il avec maladresse.
Visiblement pas un habitué de l’exercice. Mais quel exercice au juste ? Pourquoi l’avoir invitée ? La draguait-il ? Tentait-il une nouvelle expérience : la psychanalyse autour d’une table ?
Elle trempa une brochette de poulet dans la sauce satay, la croqua puis haussa une épaule.
— Comme tout le monde : je suis allée à Bali.
Katz sourit en en prenant une à son tour.
— On ne doit pas venir du même monde.
— Ne me faites pas croire que vos amis partent en camping à Palavas-les-Flots.
— Vous seriez étonnée. J’ai beau exercer dans le 16e arrondissement et avoir des patients plutôt aisés, je viens d’un milieu… modeste.
Allons bon, elle allait avoir droit à une biographie à la Zola. Pas grave. Quel que soit le déroulement de la soirée, contempler son psy dans cette posture était un régal.
— Et votre femme, vos enfants ? Où sont-ils ce soir ?
— Eh bien… (L’air gêné, d’un geste réflexe, il s’essuya avec sa serviette.) Ils sont à la maison.
— Votre épouse, elle sait que vous dînez avec moi ?
— Mais… bien sûr.
— Pas de réflexion, pas d’engueulade ?
Il eut un rire bref :
— Nous ne sommes pas ce genre de couple.
Elle se demandait ce qu’il voulait dire mais préféra continuer à jouer à la boîte à questions :
— Quel âge, vos enfants ?
— L’aîné, Hugo, onze ans. Son frère, Noah, huit.
On vint prendre la commande. Gaëlle décida pour deux, choisissant plusieurs plats à partager.
— Je préfère vous prévenir, reprit-elle sur un ton faussement autoritaire, ce soir c’est vous le sujet.
— Pourquoi ?
— Parce que vous savez déjà tout de moi.
Elle avait remarqué son tic : il se frottait les paumes l’une contre l’autre comme pour les réchauffer, produisant un bruit de feuilles sèches qui lui rappelait Morvan et sa peau de serpent. Pas bon du tout.
— Katz, c’est de quelle origine ?
— C’est juif, si c’est la question.
— Ce n’est pas du tout la question !
— Mon nom est d’origine allemande, l’apaisa-t-il d’un nouveau sourire. Mon père assemblait des voitures à Berlin-Ouest dans les années 60. Ensuite, il est passé chez l’« ennemi », une marque française, je ne sais plus laquelle, avant d’émigrer en France.
— Vous êtes né en France ?
— Presque : en Alsace. J’y ai vécu jusqu’à mes études supérieures.
— Pourquoi avez-vous choisi cette discipline ?
La question lui avait échappé — elle s’était juré pourtant de l’éviter : trop banale. Le métier de psy, comme celui de flic ou de pute, intrigue. Pour une fille de préfet, escort à ses heures perdues, elle aurait pu trouver mieux.
— Je vais vous faire une réponse simple… Pour moi, c’est le plus beau métier du monde.
— Comment le définiriez-vous ?
Il planta ses coudes sur la table — à la lueur de la bougie, son visage osseux prenait des reflets tourmentés.
— Je suis un mécanicien. Je remets des hommes et des femmes en état de marche. Je purge leurs âmes et diffuse de l’énergie positive. Je soutiens l’amour contre la mort.
— Vous êtes un idéaliste.
— Vous pensez que j’ai passé l’âge pour avoir de telles idées ?
— Je ne le connais pas.
— Quarante-six ans.
Les commandes arrivèrent. Sa première moisson de réponses était franche et plutôt satisfaisante. Après quelques explications sur chaque plat (elle jouait à l’affranchie alors que c’était la deuxième fois qu’elle venait là), elle repartit pour de nouvelles questions, toujours avec une pointe d’agressivité :
— Ça ne vous épuise pas d’écouter ces gémissements, ces pensées morbides toute la journée ?
— À vous entendre, je suis un vide-ordures.
— Un peu, non ?
— Je ne suis pas un auditoire, juste une clé. Mes patients se parlent à eux-mêmes.
— Vous aurez tenu un quart d’heure.
— Avant quoi ?
— Me sortir votre bullshit de psy.
Il leva son verre — en fait, sa tasse : ils avaient commandé du thé épicé.
— Vous êtes injuste : c’est vous qui dirigez l’interrogatoire.
Elle l’imita puis but à son tour une gorgée.
— C’est vrai, mais vous me connaissez, non ? Quand je ne suis pas cynique, je suis hostile. Quand je suis ni l’un ni l’autre, c’est que je pleure. Si vous me disiez plutôt pourquoi vous m’avez invitée à dîner ?
Encore une question qu’elle était censée retenir.
— Disons que je veux être votre ami.
— Je suis déçue…, fit-elle en minaudant.
— Vous avez tort : c’est plutôt la preuve que j’ai de hautes espérances.
Elle n’insista pas, de peur d’avoir droit au sempiternel discours sur l’amitié plus forte que l’amour. Elle préféra en revenir aux questions pragmatiques — son quotidien, son job. De ce côté-là, elle resta sur sa faim. Il n’enseignait pas à la fac, n’avait pas de service dans un HP : rien de brillant ni de singulier. Il parlait de son cabinet comme d’un petit commerce.
Pourtant, elle ne se lassait pas d’observer son visage — durant ses séances, la voix de Katz avait toujours été associée au vide et à un plafond fissuré. Maintenant, elle pouvait contempler cet être de chair et d’os — surtout d’os.
Avec un temps de retard, elle se rendit compte qu’elle ne lâchait plus la parole, parlant à tort et à travers. Elle avait l’impression d’avoir bu mais c’était l’effet de l’excitation. La tête lui tournait comme un moulin à prières.
Soudain, le psy l’arrêta d’un geste. Il avait les yeux baissés sur l’assiette de Gaëlle : elle n’y avait pas touché. Au fond, elle aussi passait une épreuve. Dix années d’anorexie et tout ce que Katz savait sur ce problème, c’était ce qu’elle lui avait raconté.
— C’est pas ce que vous croyez, fit-elle en plongeant sa cuillère dans son nasi goreng. Je parle, je parle et j’en oublie de manger.
— Alors laissez-moi parler. Je veux que vous compreniez que ce que je vous propose a beaucoup plus de valeur qu’une relation sexuelle.
Elle porta la cuillère à sa bouche — délicieux.
— C’est ce que disent les hommes aux boudins.
— Gaëlle, je vous connais en profondeur. Cette image du père que vous détestez…
— Ce n’est pas une image, c’est une réalité. Un salopard de…
— Vous ne pratiquez qu’un type de rapport avec les hommes, le combat, et l’arme que vous utilisez est votre corps. Vous en avez fait votre croisade, votre névrose…