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Maintenant, le soleil se levait, un vent frais circulait dans l’habitacle et Salvo venait de lui annoncer qu’ils avaient couvert à peine la moitié du parcours.

— On va s’arrêter à Muyumba pour faire des provisions ! clama-t-il.

— On devait pas le faire à Ankoro ?

— Mieux vaut prendre ses précautions.

Erwan capta le message :

— Combien d’heures pour Ankoro ?

— Au moins une journée.

Ainsi, il y était enfin. Le bourbier dont son père lui avait si souvent parlé. Pas d’heure, pas de route, pas de repères. Prendre les évènements comme ils viennent et surtout, bien saisir le sens du périple : c’est l’Afrique qui vous roulait dessus et non l’inverse.

— Et… les barges ?

Salvo eut un geste d’insouciance suggérant qu’il n’y avait finalement pas plus de chance qu’elles soient là-bas aujourd’hui que demain.

Erwan ouvrit sa fenêtre et admira le paysage dans la lumière matinale. Plaines sans fin, vallons qui se perdaient dans la pulvérulence du soleil, arbres dont les cimes se noyaient dans la brume. Chaque élément semblait remonter à une ère immémoriale. Des verts de rizière, des rouges de forge, des jaunes d’étamine : c’était ici que les couleurs étaient nées.

Il songea aux hommes qui avaient conquis — et exploité — cette terre. Il pensa à ces Italiens qui avaient planté une pancarte qui signifiait « loin » dans leur langue et aux Belges qui les avaient suivis, découvrant la richesse des sous-sols.

— Tu connais l’histoire des Blancs Bâtisseurs ?

— Patron, fit Salvo d’un ton d’évidence, j’ai fait la fac de psychologie.

Erwan ne voyait pas le rapport mais attendit la suite.

— Tout a commencé avec Léopold, le roi des Belges, claironna le Noir. Il a envoyé des gars de chez lui, des gars à la dure pour exploiter les terres africaines, collecter l’ivoire, couper les arbres, construire le premier chemin de fer, et bien sûr mater les négros… Au début, les p’tits Blancs, y vivaient comme des animaux. Ils avaient pas de maison, tonton, rien à manger ni rien du tout. Y z’étaient obligés d’enfumer les termitières-cathédrales pour chasser les bestioles et y vivre à leur place.

Avec les cahots de la route, les vrombissements du moteur et l’accent à couper à la machette de Salvo, Erwan pensa avoir mal compris :

— Ils vivaient sous la terre ?

Salvo, hilare, frappa dans ses mains — en même temps, il ne cessait de donner des gifles ou des coups de pied au chauffeur pour l’empêcher de s’endormir — ou parfois même le réveiller.

— Patron, les termitières-cathédrales, c’est des constructions de plusieurs mètres de haut, à ciel ouvert ! Impossibles à briser. Quand on construit une route, on est obligé de les contourner tellement c’est solide. Les Blancs, y vivaient là-dedans, et y creusaient la roche à mains nues pour trouver du minerai…

Erwan avait de sérieux doutes sur l’exactitude des faits.

— Les familles de Lontano, c’était celles de ces pionniers ?

— Ce sont eux qu’ont construit le chemin de fer dans le Bas-Congo ! Y jetaient les corps des ouvriers morts dans les cuves où on fondait les rails, y tuaient les sorciers qui s’opposaient au passage des voies…

Encore des légendes mais Erwan imaginait bien ces Blancs en quête de fortune et de pouvoir. Les sauvages, c’étaient eux. Le sang de sa mère. Son propre sang. Ils n’avaient jamais rencontré aucun membre de la famille de Maggie. Morvan leur avait assuré qu’ils étaient morts au pays. Vraiment ?

— Après la guerre de 14, continuait Salvo, on a reconstruit l’Europe grâce au Congo, avec l’étain, le zinc, le cuivre…

Le père Albert lui avait raconté que les Blancs Bâtisseurs s’étaient installés au Katanga dans les années 60.

— Tu sais pourquoi ces familles sont venues dans cette région ? Leurs affaires ne marchaient plus à l’ouest ?

— Y s’est passé quelque chose, répondit Salvo sur un ton lugubre. Y z’ont été chassés du Mayombé. Une histoire de magie… Au Mayombé, le sorcier, il est très fort. Vrrrraiment trrrrès fort ! Ces Blancs, ils étaient maudits !

Ces rumeurs avaient sans doute valeur de symbole : un évènement s’était produit, crime ou faute politique, déformé par la brousse et les superstitions. En résumé, on avait chassé ces familles de la côte occidentale.

— Au Katanga, personne voulait d’eux, poursuivit le Banyamulenge. Les Belges qu’étaient déjà là, ils avaient leur fromage à Kolwezi et y voulaient pas le partager. Alors les Bâtisseurs, y z’ont dû partir vers le Nord, la vraie terre sauvage. Y z’ont dû vivre à nouveau dans les termitières, chef, et creuser la terre rouge avec leurs mains blanches… C’était l’indépendance au Congo et tout l’monde se foutait sur la gueule. Mais eux, ils creusaient, et ils creusaient encore… Sous leurs doigts, y avait du cobalt, du manganèse, de l’or ! Mobutu, il a bien été obligé de les écouter… C’étaient peut-être des parias mais dans leur domaine, ils restaient les meilleurs…

Erwan songea à l’Homme-Clou, l’enfant oublié du Bas-Congo. Finalement, il n’y avait pas tant d’années d’écart entre sa naissance et la migration de ces rois maudits…

— Patron, on arrive à Muyumba.

Erwan aperçut, à travers le pare-brise moucheté de boue, une corde tendue entre deux barils de fuel, surveillés par des soldats débraillés. Au bord de la piste, des femmes étaient assises devant une bassine ou un cageot, abritées sous un parasol.

Salvo se tourna et tendit la main. Dans la nuit, ils avaient déjà croisé plusieurs barrages de ce type. À chaque fois, il fallait présenter les autorisations et surtout quelques billets. Erwan ouvrit sa ceinture et donna une liasse.

— Tu t’approches pas. Tu me laisses parler. (Maillot Jaune fit un rapide signe de croix puis embrassa sa bible.) Dieu nous protège !

À mesure qu’ils montaient vers le Nord, Salvo était de plus en plus nerveux. Il fit stopper le 4 x 4 à cent mètres du check-point. Alors qu’il marchait vers les soldats, son porte-documents sous le bras à la manière d’un agent d’assurances, Erwan en profita pour se dégourdir les jambes.

Quand on descend d’un bateau, le roulis vous habite encore. Lui, c’étaient les nids-de-poule, les ornières et les flaques qui vibraient dans ses jambes. D’un pas chancelant, il se dirigea vers les parasols — il avait une faim de loup.

Pour le petit déjeuner, il devrait repasser. On vendait ici de l’essence dans des bouteilles de soixante-quinze centilitres, des bonnets de douche volés à un quelconque hôtel, des chenilles dans des bassines. D’autres articles étaient plus énigmatiques : tubes non identifiés, liquides brunâtres dans des sacs transparents, petits bidons souillés…

Salvo réapparut dans son dos, tout sourire : le contrôle s’était bien passé.

— T’es malade, patron ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que c’est la pharmacie.

Erwan observa à nouveau les récipients informes et crasseux :

— Ce sont des médicaments ?

— La pâte à dentifrice, c’est pour les hémorroïdes. La glaise, pour les caries, expliqua le Noir sur un ton doctoral. Pour les brûlures, on utilise plutôt les œufs de chenille. Faut bien s’débrouiller !