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— Et… ça ? fit le Français en désignant de minuscules carrés enveloppés dans du papier d’argent.

— La cosmétique.

— Quel genre ?

— Des bouillon Kub. Les femmes les utilisent en suppositoires, pour avoir de plus grosses fesses !

22

Muyumba est un village ensablé qui monte parmi les collines. Tout y est rouge : latérite, briques d’adobe, toitures rouillées. Erwan songeait aux chirurgiens qui portent des blouses vertes pour reposer leurs yeux, trop sollicités par la vue du sang — les habitants de Muyumba auraient dû s’habiller en vert.

Le chauffeur avait quitté la route principale pour s’engager dans des ruelles aux airs de labyrinthe. Tout semblait avoir été bâti à la va-vite, et pas pour longtemps. Que l’on découvre des mines ailleurs, et tout le monde se casserait.

— Les soldats du check-point, demanda Erwan, c’était l’armée régulière ?

— Plus ou moins.

— Comment ça « plus ou moins » ?

— Ils portent l’uniforme des FARDC mais ça signifie rien. Chaque groupe se bat pour lui-même. Ils ont conquis un bout de terrain et l’exploitent : une mine, des cultures… Kabila est loin et il faut survivre.

Ils avançaient toujours dans un dédale pourpre. Erwan ne comprenait pas pourquoi ils devaient s’enfoncer dans un tel ghetto.

— Où on va, là ?

— La question, c’est : est-ce que t’as encore des sous ?

— Tu commences à me fatiguer, Salvo. Je ne raquerai plus pour franchir un bout de ficelle.

— Et pour rencontrer un témoin ?

Erwan n’eut pas le temps de répondre. Salvo se retourna et casa son coude entre les deux sièges.

— J’ai une tante qui vivait y a longtemps à Lontano. Elle travaillait pour une grande famille, j’me rappelle plus laquelle. Elle vit à Muyumba. J’me suis dit : on peut aller la voir…

Erwan ouvrit sa ceinture — il serait toujours temps de passer à d’autres méthodes, à base de menaces physiques et de calibre. Salvo empocha les cent dollars et donna un nouvel ordre au chauffeur.

Après quelques coups de volant, ils se retrouvèrent dans une cour de terre battue. Un seul bloc en U fermait l’espace. Sur le toit, une citerne d’eau de pluie. Le sable semblait sucer les murs et remplir les angles. Assises par terre, des femmes voilées étaient embusquées dans la mort même.

Le Banyamulenge se dirigea vers un seuil clos par un rideau. La chaleur s’emmagasinait dans ce patio comme au fond d’un four. Une pancarte, écrite au pinceau, indiquait : CENTRE SOINS FEMMES.

Salvo se retourna, soudain grave :

— Ma tante, patron, elle s’appelle Mouna. Elle est très respectée ici. Elle s’occupe des femmes violées qui viennent du Nord. Alors tu restes poli, d’accord ?

— Mais bien sûr, je…

— Ces femmes-là, elles sont irradiées, tu comprends ?

Salvo chuchotait presque alors que les mugissements du vent tournaient autour d’eux, soulevant des bouffées rouges.

— Irradiées par quoi ?

— La honte, la souffrance, la souillure… (Le Noir lui saisit le bras.) Le viol, c’est notre bombe atomique à nous, tu piges ? Ces victimes, elles sont contaminées pour toujours, elles meurent à p’tit feu…

Erwan se libéra de l’emprise :

— Je saurai me tenir.

23

Le rideau s’ouvrit sur les ténèbres. Dans la première pièce, pas de meubles, seulement des tapis. Des femmes, enturbannées comme celles de l’extérieur, étaient assises, totalement immobiles. Erwan s’avança. Les rares lucarnes étaient obturées avec du carton. Des lampes-tempête et des bougies ponctuaient l’espace, envoyant des lueurs roses contre les murs de terre.

Ce n’était plus l’Afrique noire mais l’Afrique rouge, celle du désert et de l’Islam. Malgré la pénombre, pas la moindre parcelle de fraîcheur ici. L’idée même d’une température en dessous de quarante degrés relevait de l’utopie.

Salvo s’adressa à des fantômes dans un nouveau dialecte. La femme acquiesça puis se leva. Petite, courbée, elle lui arrivait à la taille. Elle se mit en marche et ils la suivirent sans un mot.

Ils traversèrent plusieurs pièces, compartimentées par des tissus, de la toile, du linge. Derrière ces parois flottantes, Erwan apercevait encore des silhouettes, des adolescentes, des petites filles, amorphes ou vaquant à des tâches domestiques avec lenteur et précaution. Parfois, on entendait le cri d’un bébé. Sans doute le produit d’un abus sexuel — ou carrément la victime d’un violeur. Certaines convalescentes boitaient ou se déplaçaient avec difficulté. Erwan, lors de ses recherches à Paris, s’était procuré des rapports sur les centaines de milliers de viols commis dans le pays — on parlait d’un par minute. Il savait pourquoi ces femmes étaient infirmes mais il refusa de se souvenir des détails qu’il avait lus.

Dans la dernière salle, une dizaine de spectres étaient assis en cercle, autour d’un brasero sur lequel on préparait du thé. L’ombre s’inclina et parla avec une vieille femme assise.

— Maman Mouna, murmura Salvo.

On s’écarta pour leur laisser une place. Vêtue d’un pagne carmin tissé de motifs dorés, la maîtresse des lieux penchait curieusement la tête d’un côté et n’avait pas les cheveux crépus : sa chevelure grise était simplement ondulée, couverte par un voile sombre qui se déployait sur ses épaules. À la lueur du feu, son visage paraissait sculpté dans une souche de bois noir très dur. Deux rides profondes dessinaient des tenailles sur ses pommettes, se resserrant autour de la bouche.

Présentations. Salvo parlait français, Mouna souriait d’une manière détachée, presque absente. Ses yeux mi-clos paraissaient regarder dans le vide comme une aveugle.

— Elle est d’accord pour te parler, résuma le Banyamulenge en lui donnant une tasse de thé. Mes souvenirs étaient bons : elle travaillait chez les Blancs Bâtisseurs.

— Les autres parlent français ?

— Non.

Tant mieux. Pas besoin de public. Erwan but une gorgée — il n’avait jamais goûté un breuvage aussi amer et sucré à la fois — puis expliqua sa démarche avec malaise : son histoire vieille de quarante ans ne pesait pas lourd parmi ces victimes du présent. La vieille regardait toujours un point mystérieux, sa tête s’inclinant comme celle d’une poupée démantibulée. L’introduction d’Erwan semblait l’amuser — ça la changeait des journalistes et des membres d’ONG.

— Je travaillais chez les Verhoeven, répondit-elle enfin dans un français quasiment sans accent. Une famille importante de Lontano. Le père dirigeait l’Union minière, il était le chef de la ville.

— Que faisiez-vous chez eux ?

— Le ménage, bien sûr. Mais aussi un peu plus que ça… La gestion des repas, les devoirs avec les enfants…

— Où… Enfin, vous parlez un français parfait.

Dans son rire pointa une légère coquetterie :

— Je suis une fille d’évolués.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une invention des Belges. Le chaînon manquant entre le singe, c’est-à-dire l’Africain, et l’être civilisé, c’est-à-dire le Blanc. L’évolué, c’était le mundele-ndombe : le Blanc à peau noire. On savait lire et écrire le français, on mangeait avec une fourchette, on dormait dans des draps. Ça nous donnait le droit d’acheter du vin rouge ! Mobutu a balayé tout ça. Plus question d’imiter les mzungus…

Il l’interrogea sur les meurtres.

— Il y a d’abord eu la fille de De Vos, puis la petite Cornette, puis encore Magda de Momper et Martine Duval. Quand Monika a été assassinée… Verhoeven est devenu fou. Il ne cessait de répéter : « Faut tous les griller ! »