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— Et vous ? Il ne vous mettait pas dans le même sac ?

— Non. Le mzungu est toujours protecteur avec ses employés de maison. C’est comme si nous n’étions plus noirs…

— Ces familles venaient du Bas-Congo, comme le tueur.

Elle acquiesça avec une expression de respect : Erwan connaissait son dossier.

— Ils avaient reconnu la magie yombé. La malédiction les avait poursuivis jusqu’au Katanga. L’Homme-Clou était envoyé par les esprits !

Erwan lança un regard à Salvo qui n’en perdait pas un mot. Il avait l’expression d’un enfant à qui on raconte une histoire de sorcières avant de s’endormir.

— Vous voulez dire que les Blancs Bâtisseurs croyaient aux esprits ?

— Ils avaient passé des années dans le Mayombé : comment survivre autrement ?

Erwan remisa cette information dans un coin de son cerveau.

— On raconte qu’ils avaient commis une faute, vous savez laquelle ?

— On ne parle pas de ces choses-là.

— La série de meurtres était un châtiment ?

— Si c’en était un, il était injuste : leurs filles étaient innocentes.

Belle occasion pour revenir sur les Salamandres. Mouna lui répéta ce qu’il savait déjà puis lui proposa quelque chose qu’il n’attendait pas : des images des victimes.

— J’étais passionnée par la photographie.

Elle donna un ordre dans la pénombre. Durant quelques secondes, le silence resta suspendu autour du cercle. Erwan but le nouveau thé qu’on lui avait servi — plus amer encore, et toujours aussi sucré.

Les clichés arrivèrent.

— Les Salamandres ! fit Mouna avec une sorte de fierté dérisoire.

C’était une photo de groupe — non pas seulement les musiciennes mais une dizaine de jeunes femmes qui se ressemblaient d’une manière frappante. Blondes ou rousses, toujours minces, parfois même décharnées, elles portaient des tuniques africaines, des blouses indiennes, des minijupes et tout un tas de bijoux ethniques.

Mouna choisit d’autres tirages et montra au Français, en gros plan, Ann de Vos, Sylvie Cornette, Magda de Momper, Monika Verhoeven… Elles avaient toutes une carnation pâle et sèche, ponctuée de taches de rousseur. Leurs traits étaient fins mais parfois à la limite de la dureté. Leurs os saillaient sous la peau de vélin.

— Leur ressemblance est… incroyable.

Mouna rit en relevant son fichu devant la bouche :

— C’est parce qu’elles sont sœurs.

— Quoi ?

— Enfin, presque… Les Blancs Bâtisseurs refusaient tout mélange avec les populations locales et même les Occidentaux qui n’étaient pas de leurs filiations. Le clan était consanguin depuis des générations. Ils s’épousaient entre cousins, parfois même germains, et des rumeurs d’inceste ont toujours circulé…

Erwan observait les photos et imaginait ceux qu’on ne voyait pas dessus : les pères autoritaires, jaloux de leur sang appauvri, les mères en retrait, anémiées, reines pondeuses au bout du rouleau. À leur façon, les colons avaient reproduit ces lignées maudites de l’Égypte ancienne ou de la Rome antique qui sombraient dans la folie ou s’étiolaient dans les maladies génétiques à force d’endogamie.

Soudain, il aperçut une photo qui lui déchira le cœur : un couple debout sur fond de soleil couchant. L’homme, grand, musclé, arborait une boule afro à la Jackson Five. Grégoire Morvan au faîte de sa jeunesse. Sur ce cliché, il ressemblait plus à un GO du Club Méditerranée qu’à un enquêteur sur les traces d’un tueur en série. Mais le vrai choc provenait du deuxième personnage : une jeune femme élancée, dont la beauté se coulait à la manière d’une ligne de sable clair entre les bras de son homme. Maggie. À elle seule, elle résumait la beauté et la pâleur de toutes les autres. « C’était la plus belle… », avait dit Philae.

— Vous vous souvenez de Maggie de Creeft ? demanda Erwan d’une voix enrouée.

— Elle dirigeait le groupe. Toutes venaient à la maison pour faire des « sit-in » comme elles disaient. (Elle rit à l’évocation de ces enfantillages.) Je leur préparais des mikaté, des beignets à la banane…

À la manière de Philae de Momper, Mouna parut réaliser une évidence :

— Vous avez dit que vous vous appeliez Morvan ?

— Oui. Comme Grégoire Morvan, mon père.

Pour la première fois, la vieille femme délaissa son sourire béat. Ses yeux brillèrent plus intensément dans son visage de quartz.

— Grégoire Morvan… Le héros de Lontano. Vous lui ressemblez beaucoup.

Aucune envie d’entendre un nouvel éloge du Vieux.

— Et Catherine Fontana, ce nom vous dit quelque chose ?

— Non. Qui est-ce ?

Change de cap.

— Il paraît que toutes ces filles se droguaient.

— C’était à la mode. Elles se fournissaient de l’autre côté du fleuve, chez les Noirs. Saint-Paul, la Lagune, Jambo, Soso… Je leur disais… je les mettais en garde…

— Comment y allaient-elles ?

— À vélo, en prenant le bac. On les a toujours retrouvées sur l’autre rive. À côté du dessin.

Erwan tressaillit :

— Quel dessin ?

Mouna releva la tête et chercha du regard Salvo. Erwan l’imita et s’aperçut que le Noir avait disparu. L’heure du départ.

Il se pencha vers elle. Son odeur était un mélange d’épices et d’encens.

— Le tueur traçait un schéma sur le sol, souffla-t-elle. Comme ceux qui donnent la composition d’un minerai.

Pas un mot là-dessus lors du procès.

— Vous voulez dire un schéma atomique ?

— Je crois… Moi, j’y connais rien. Parfois, il était effacé par la pluie mais plusieurs fois, je le sais, on le voyait encore. Les policiers les photographiaient.

Où étaient ces clichés ? Une migraine le gagnait, comme si la poussière qui planait ici s’était insinuée dans son cerveau. Les parfums, les voiles, les yeux blancs… Il était là pour Catherine Fontana — un meurtre à part — et il se retrouvait face à de nouveaux indices à propos de l’Homme-Clou.

— De quel minerai s’agissait-il ?

— Laissez-moi… Je suis fatiguée…

Il lui attrapa le poignet, les autres se redressèrent, choqués par cette marque de violence. « Elles sont irradiées », avait dit Salvo.

— Quel minerai ? répéta Erwan en lui lâchant la main.

— Des géologues ont étudié ce schéma… Ils ont jamais trouvé…

Des pas derrière lui, Salvo de retour :

— Faut y aller. On a de la route.

Erwan se leva avec difficulté. Il avait l’impression qu’on grillait son cerveau sur un brasero rougeoyant.

— Je peux garder quelques photos ?

24

Giovanni Montefiori, tué.

Et il ne l’apprenait que maintenant. Près de vingt-quatre heures après les faits. Putain de dieu. Maggie avait réussi à le contacter à l’aube. Les circonstances du meurtre se passaient de commentaire : torse ouvert, cœur arraché. Comme Nseko. Comme lui-même, bientôt…

Comment avait-il pu être si négligent ? Depuis deux mois, il refusait de s’intéresser à la mort de son directeur à Lubumbashi, classant ce meurtre dans le vaste dossier « affaires de nègres ». Règlements de comptes, rivalités tribales, trahison, corruption, sacrifices rituels, passion amoureuse — pourquoi pas, il en avait vu d’autres au Congo… Mais en aucun cas il n’avait voulu imaginer la moindre connexion avec Coltano.

Le lien s’était fait de la plus violente des manières — à la scie circulaire.