Выбрать главу

9 heures. Avec cette menace qui lui était tombée dessus, Morvan en avait presque oublié l’autre, beaucoup plus proche : les Maï-Maï. Les salopards n’allaient pas tarder à apparaître. Selon la température, il faudrait jouer la diplomatie ou organiser une bataille rangée.

Par réflexe, il lança un regard sur la plaine qui l’entourait. Visibilité à cent quatre-vingts degrés. La réverbération disloquait l’horizon, les plateaux se dissolvant dans la brûlure de l’air. Personne. Il enfonça son chapeau sur ses tempes — le modèle de brousse des Navy Seals — et se replongea dans ses pensées.

Avec ces deux homicides, l’un à Lubumbashi, l’autre à Florence, on sortait du crime local pour entrer de plain-pied dans le complot financier. Aucun doute sur le mobile : la prise de pouvoir au sein de Coltano. Cette boîte n’en valait pourtant pas la peine. À moins d’être au parfum pour les nouveaux gisements…

On lui filait donc le train. Une fois à bon port, on lui ouvrirait le ventre comme aux autres. Il grogna pour lui-même et accéléra le pas. Ce pactole était pour les siens. Personne ne léserait ses enfants. Par contrecoup, il songea à son clan sans défense à Paris. Les Blacks s’attaqueraient-ils à ses proches pour lui forcer la main ? Pas pour l’instant…

Morvan s’ébroua. Il n’avait même pas accordé une minute à sa tristesse. Montefiori et lui n’étaient pas des amis au sens ordinaire. Des compagnons, des partenaires, parfois même des rivaux. Mais le respect avait tenu lieu d’attachement, la crainte réciproque joué le rôle de pudeur. Quarante ans d’association, ce n’était pas rien. Leurs pasta con le sarde à Florence allaient lui manquer. À qui désormais ne pas parler de ce qu’il avait sur l’estomac ? Avec qui se taire en toute complicité ? Quand on a eu la même vie de crapule, la salive est inutile…

Nouveau tunnel de forêt, idéal pour une embuscade. Mauvais feeling. Il était loin de ses terres (les mines officielles de Coltano étaient au sud, entre Kolwezi et Fungurume), il ne connaissait pas les chefs d’ici. Son seul atout, c’était d’être blanc : n’importe quel Noir sait que toucher un mzungu est dangereux. Le meilleur moyen d’attirer l’attention internationale. Et quand on fait la guerre, on aime avoir la paix.

Ils pénétrèrent dans la trouée. Il planait ici la même odeur douceâtre de viande crue que sur les scènes de crime. Parmi les entrelacs de feuilles, les relents de décomposition berçaient les sens. Même envoûtement, même pouvoir narcotique…

Il lança un coup d’œil derrière lui : tout le monde suivait. Michel, allant et venant le long de la file, balançait ses ordres et ses coups de schlague. Les soldats fermaient la marche, fusils déchargés. Le moment de leur filer des munitions ? Même d’où il était, Morvan pouvait sentir leur nervosité, leur inquiétude — les Noirs détestent la forêt.

Quand il se retourna, les Maï-Maï étaient devant lui.

25

Les guerriers désarmèrent la troupe sans un coup de feu. Eux non plus ne tenaient pas à être repérés. D’autres groupes rôdaient dans le coin. Morvan n’esquissa pas le moindre geste — ils n’avaient pas remarqué le calibre glissé dans son dos mais pas question de s’en servir. Sans un mot, les Maï-Maï leur firent signe de les suivre jusqu’à une clairière cernée de lianes et de fougères. Quatre combattants les entouraient, deux autres les braquaient à l’arrière. Ces gars-là puaient la mort. Malgré leurs croyances, ils s’attendaient à mourir d’un moment à l’autre. Une journée d’existence, c’était toujours ça de gagné.

Un guerrier, béret rouge et crâne de singe suspendu autour du cou, s’avança vers lui — le Blanc était forcément le chef.

— Ça va, patron ?

— Ça va.

— Vous allez où comme ça ?

— Sur mes terres.

Le géant éclata de rire. Les autres ne bronchèrent pas : ils ne comprenaient pas le français. Morvan les détailla en quelques secondes. La plupart portaient des cartouchières, façon bandits mexicains, certains avaient leur machette scotchée au chargeur du fusil. Un gamin arborait un bandeau de munitions en serre-tête, un colosse, des dreadlocks prolongées de cauris. Tous exhibaient des fétiches : pattes de poulet, grelots, plumes… En regardant mieux, on discernait aussi des oreilles humaines ou des mains desséchées à leur ceinture. Aucune cohérence dans les vêtements, pas l’ombre d’un uniforme. Seul point commun : la kalachnikov réglementaire.

Les Maï-Maï n’étaient pas seulement dangereux, ils étaient fous. Morvan en avait vu se prendre des mortiers sur la gueule en hurlant pour se protéger : Maï mulele ! Maï mulele ! Des incantations censées les rendre invincibles ou invisibles, ça dépendait des jours. Dans les années 60, on racontait qu’ils coupaient les pieds de leurs ennemis puis les forçaient à courir : le vainqueur avait la vie sauve. Des fous.

— Tes terres ? répéta le Noir. Houlà, ma poule. T’y vas fort…

— Tu veux voir mes papiers ? J’ai les concessions, signées par Kabila.

— Pas d’Kabila ici. Pas d’papiers non plus. Ici, y a que ça.

Il fit claquer la culasse de son AK-47 — Morvan remarqua que sa crosse était gravée de l’expression latine Vae victis (Malheur aux vaincus). Les Africains l’étonneraient toujours.

— Qu’est-ce que tu viens faire là, dis donc ?

— M’installer.

Un des guerriers portait sur son épaule un singe — une espèce de boule de poils qu’ils avaient affublée d’un tee-shirt et d’un couteau à la ceinture, simulant une machette. La mascotte du groupe.

— En pleine brousse, par les temps qui courent ?

— J’en ai vu d’autres.

Le colosse s’approcha : il avait compris qu’il n’avait affaire ni à un envoyé de l’ONU ni à un journaliste perdu. Encore moins à un missionnaire ou un martyr d’une quelconque ONG.

— On va d’abord voir ce que tu transportes, reprit-il en désignant les paquetages et les caisses que les porteurs avaient posés au sol.

— Fais comme chez toi.

— Je suis chez moi.

En admettant qu’ils leur laissent la vie sauve, les Maï-Maï repartiraient avec les armes et tout le reste. Morvan n’aurait plus qu’à rentrer à Lubumbashi une main devant, une main derrière. Mais il doutait qu’il y ait des survivants. Tuer ses prisonniers : plus net, plus rapide. À la machette ou étouffés, mais sans bruit.

La fouille commença. Morvan, en quête de solution, analysait chaque détail de la scène. Le chef et son adjoint penchés sur les cantines, trois autres jouant avec leur macaque, déjà distraits, les deux derniers, à l’autre bout du cortège, immobiles, canon braqué sur le convoi. Ses porteurs et ses soldats se tenaient en retrait de la piste, toujours en file indienne. Sans doute espéraient-ils s’échapper au moment du massacre — il y en aurait bien un ou deux qui passeraient entre les balles.

Morvan marcha d’un pas tranquille vers le trio et observa le singe en tee-shirt. Voyant s’approcher le Blanc, l’animal attaqua aussitôt une série de galipettes. Les guerriers rirent en chœur. Difficile d’admettre que ces abrutis à la gaieté bon enfant étaient les mêmes qui violaient des fillettes et mangeaient la chair cuite des bébés.

— C’est un Maï-Maï lui aussi ? leur demanda-t-il en swahili.

Les rires s’arrêtèrent. Dans leurs yeux exorbités, des éclats contradictoires. Haine, méfiance, folie. Et aussi, en guise d’huile sur le feu, la fièvre née de l’alcool ou de la drogue.

— C’est votre chef, c’est ça ?

Le singe continuait ses roulés-boulés.

— C’est ça, tonton ! s’esclaffa enfin un des hommes. Exactement ça. C’est notre chef !