Avant de partir, il avait appelé sa mère. Ces derniers mois, Maggie s’était révélée bien plus avisée qu’une simple femme au foyer persécutée — elle était peut-être même l’alter ego de son mari dans ses affaires africaines. Elle avait joué les effarées et lui avait juré que Morvan, au téléphone, s’était montré rassurant. La comédie continuait.
De son côté, Loïc avait une autre idée en tête : mener sa propre enquête sur le meurtre de Montefiori. Il n’était pas dans la forme la plus brillante pour sonder les faits et établir l’emploi du temps du Condottiere ces derniers jours, mais il parlait parfaitement italien. Fouiller le bureau personnel du ferrailleur. Identifier ses rendez-vous. Repérer les Congolais en villégiature à Florence — impossible qu’un Italien ou un Français « bon teint », même tueur professionnel, se soit mis à la scie circulaire. Tel était son programme pour les prochains jours.
— Tu te souviens de la dernière fois que tu es venu ici ?
Sofia. Elle n’avait pas frappé. Il ne se retourna pas mais se rappela ce dîner où, complètement défoncé, il avait développé l’idée selon laquelle plus une femme est belle, moins elle est apte au travail — pure provocation visant les sœurs de Sofia qui avaient repris les affaires de papa. À l’autre bout de la table, Sofia souriait.
— Et comment que je m’en souviens ! J’ai battu tous mes records ce soir-là.
Elle se plaça près de lui, face à la fenêtre, et observa les serviteurs qui disposaient les couverts sous les frondaisons. Elle s’était changée. Robe légère en mousseline de soie d’un bleu très sombre, qui semblait chuchoter au moindre de ses mouvements. Loïc admira son profil. Son front, son nez parfaits jaillissaient de la ligne verticale des cheveux noirs. Magnifique, mais tout ça ne le concernait plus.
De leur passion à New York, il ne lui restait qu’une seule sensation : à quel point le temps avait filé. Quand ils étaient ensemble, les secondes fuyaient comme les marquages au sol d’une autoroute à pleine vitesse. Ce seul sentiment — peut-être pas de l’amour — les avait grisés, enivrés, jusqu’à la perte de contrôle. Une fois dans le fossé, prisonniers de la tôle fracassée, ils avaient eu tout le temps pour se haïr.
— Combien de jours ? demanda-t-elle soudain.
Loïc, planqué derrière ses lunettes noires, tressaillit :
— De quoi tu parles ?
— Depuis combien de jours tu as arrêté ?
— Comment tu le sais ?
— Je le vois.
— Vingt-trois jours.
Il s’attendait à ce qu’elle éclate de rire mais elle se contenta d’ajouter, les yeux toujours fixés sur les terrasses :
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Surtout pas de ton aide.
Elle sourit en silence. La cloche venait de retentir — celle qui d’ordinaire appelle les domestiques mais qui chez les Montefiori sollicitait les convives. A tavola !
27
Comment filer quelqu’un quand on est soi-même suivie ?
Avant de se lancer dans sa mission d’observation, Gaëlle avait cherché des infos sur Internet à propos de Katz. Elle y avait découvert la chose la plus bizarre qui soit : le vide. Pas la moindre occurrence à son nom. Elle avait appelé les sociétés de psychanalyse : rien. Le conseil de l’Ordre : on avait refusé de lui répondre. Elle avait cherché du côté des facs de médecine : aucun étudiant, encore moins de professeur sous ce patronyme…
Après leur dîner, il l’avait déposée en taxi au pied de son immeuble, encore stupéfiée par la scène du restaurant. Que cherchait-il dans son sac ? Ses clés ? Ses papiers ? Un objet intime ? Des renseignements sur sa vie personnelle ? Ses pseudo-sentiments pour lui lui étaient tombés dans les collants. Tout ce qui lui restait, c’était une boule d’angoisse dans la gorge. Et une bonne dose de curiosité. Elle voulait savoir qui était au juste ce type. Un charlatan ? Un de ces dingues qui s’improvisent médecins et accrochent une plaque de cuivre en bas de leur immeuble ? Un maître chanteur ? Un détective ?
Pas moyen de se souvenir où elle l’avait déniché — dans l’annuaire peut-être ou au cours d’une soirée : la panne de mémoire plaidait pour une version bourrée ou défoncée. « Voici ma carte. » Du reste, il avait pignon sur rue : c’était la première chose qu’elle avait vérifiée. Les Pages jaunes comportaient un « Éric Katz, psychiatre, psychanalyste ». Pourquoi n’était-il référencé nulle part ailleurs ?
Elle s’interrogeait aussi sur sa famille. Sa femme, ses deux enfants. Qu’en était-il exactement ? Elle n’avait trouvé aucune adresse personnelle. Aucun Éric Katz en Île-de-France. Un appartement ou une maison au nom de son épouse ?
Ce matin, elle avait pris une décision. Il avait fouillé son sac ? Elle retournerait son cabinet. Le problème était les deux chiens de garde qui lui collaient au train. Pas question de faire le poireau devant son porche. Ses anges gardiens rédigeraient aussitôt un rapport qui alerterait le Vieux.
Elle s’était résolue à une mise en scène : installée dans une brasserie en face de l’immeuble de Katz, elle avait emporté son ordinateur et jouait maintenant à l’auteur inspiré — le genre qui écrit dans les cafés. En réalité, elle attendait que sa cible quitte son cabinet. Ses molosses ne connaissaient pas son visage : ils savaient juste qu’elle était déjà venue à cette adresse.
Enfin, à 18 h 30, Katz sortit de chez lui. Serré dans son imper qui lui donnait l’air d’un espion dans le Berlin d’après-guerre, il passa devant la brasserie sans voir Gaëlle. Elle paya son café et traversa la rue. En route pour la perquise. Sans un regard pour les deux autres, elle composa le code et pénétra dans le hall. En montant les escaliers, elle se remémorait les dernières minutes de sa soirée. Katz avait tenu sa ligne : l’amitié. Il n’avait rien tenté et avait promis de la rappeler au plus vite. Franc comme le cul d’une nonne.
Une fois à son étage, elle sonna. Pas de réponse. La porte d’entrée n’était pas blindée — pendant plus d’une année, à raison de deux fois par semaine, elle avait attendu son tour dans un vestibule minuscule, assise en face de cette serrure. La technique qu’elle avait prévue pour l’ouvrir avait l’air d’une blague : glisser une radiographie entre la porte et l’huisserie puis la remonter jusqu’à faire sauter le pêne. Elle avait vu un serrurier procéder ainsi une nuit où elle avait oublié ses clés. La simplicité de moyen l’avait frappée. Elle avait vérifié le matin même sur Internet. La méthode, classique, avait même un nom : by-pass.
Elle commença sa manœuvre en glissant la pellicule de polyester dans la rainure tout en essayant de secouer la porte. Aucun résultat. Elle reprit ses efforts avec plus d’acharnement. Toujours rien. Elle avait l’impression que le raffut s’entendait dans tout l’immeuble. Un voisin allait pointer son nez, croyant à un cambriolage en pleine journée. Elle…
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Gaëlle n’eut que le temps de fourrer sa radiographie sous son manteau et de se retourner : Éric Katz se tenait devant elle, dans son trench-coat ceinturé.
— Je… je venais vous voir, improvisa-t-elle.
— Pourquoi ?
— Laissez-moi entrer, je vous expliquerai.
Le psy s’avança, l’air méfiant, sortit ses clés et se décida à déverrouiller sa porte. Elle pouvait toujours essayer de jouer les passe-murailles : le bâti était en réalité blindé et la serrure comportait au moins trois points.
Quand elle franchit le seuil, elle eut l’impression d’être la dernière femme de Barbe bleue — celle qui voulait entrer dans la pièce interdite.