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En brousse, on dîne à 18 heures, comme les vieux.

Assis dans la boue, lampe frontale allumée, Morvan attaqua son chikwangue, boule de manioc verdâtre sentant la merde. Pour faire passer un truc pareil, il fallait l’agrémenter : sauce tomate, piment, épices, huile de palme, n’importe quoi pourvu que ça étouffe le goût de bouse. Rien d’autre au menu : les chasseurs étaient rentrés bredouilles.

Faute d’avoir réussi à atteindre les mines avant la nuit, le plus raisonnable était de s’installer dans une clairière et d’initier des tours de garde. Selon ses plans (il tenait une carte à moitié moisie sur ses genoux, son GPS ayant rendu l’âme), ils parviendraient sur le site dans la matinée.

Il reprit une bouchée avec ses doigts — pâte gélatineuse, goût persistant sous la sauce. Il se sentait fier, malgré tout, d’avoir vaincu les Maï-Maï et de tenir bon face à la brousse. Sous le soleil implacable, dans les marigots où ils s’enfonçaient à mi-corps, parmi les épineux serrés comme des barbelés, il avançait toujours.

Des porteurs s’étaient volatilisés, l’épisode Maï-Maï en avait découragé quelques-uns, un autre avait disparu avec une cantine — des médicaments. Mais a priori, 80 % du matériel était encore de l’expédition. Pourcentage honorable aux deux tiers du chemin.

Morvan jeta un coup d’œil à Michel, roulé en boule au pied d’un arbre géant. Les Noirs d’Afrique centrale souffrent souvent de malaria chronique qui se réveille de temps à autre sous forme de crises de fièvre.

— C’est l’palu… c’est l’palu…, gémissait la Touffe, recroquevillé.

Il fallait attendre que ça passe.

Morvan méditait sur le problème Maï-Maï : impossible de ne pas en croiser d’autres. Ou des pillards d’origine différente. Les coups de feu avaient été comme un hallali : tous les prédateurs du coin étaient maintenant à leurs trousses. Il ne craignait pas les Tutsis, de l’autre côté du fleuve, ni les FARDC, qui n’oseraient pas s’attaquer à eux — les autorisations de Mumbanza et le laissez-passer de Kabongo calmeraient leurs ardeurs. Restaient les bandes sporadiques : Interahamwe, kadogos, insurgés tutsis…

Il n’excluait pas non plus une attaque plus ciblée, signée par les meurtriers de Nseko et de Montefiori. Mais il s’était convaincu que ceux-là attendraient d’avoir localisé les gisements avant de frapper. Il bénéficiait donc d’une forme de sursis — jusqu’au lendemain.

En réalité, ces dangers ne lui faisaient ni chaud ni froid. Toute sa vie, il avait vécu la tête sur le billot. La contrepartie du permis de tuer est celui de mourir. Et finir ici, dans cet enfer rouge, brûlé par les fièvres ou passé à la broche par des rebelles qui pouvaient se transformer en léopards, ça vous avait tout de même une autre gueule que de tirer sa révérence à Bréhat, en peignant des aquarelles ou en glissant des bateaux dans des bouteilles.

Son téléphone sonna à l’intérieur de sa boîte étanche. Il était presque surpris qu’il marche encore. Il ouvrit le caisson : son fils.

— Où t’es ? demanda-t-il sans lui laisser le temps de parler.

— Kayombo. Je vais bientôt reprendre la route. Je serai à Ankoro demain.

— Pas mal.

Il avait posé la question pour la forme : l’Iridium d’Erwan étant équipé d’une balise satellite, il suivait ses déplacements en temps réel.

— Plus j’avance, cingla le fiston, plus j’en apprends. T’as décidément oublié de me dire pas mal de trucs.

— Tu vas pas recommencer.

— Je ne fais que commencer. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de schémas que le tueur traçait sur le sol ?

— Des conneries. Pharabot était taré. Si tu veux t’arrêter à chaque détail, tu…

— Je ne pense pas que ce soit un détail. L’Homme-Clou envoyait des indices. Ses victimes n’étaient pas seulement des minkondis, elles étaient aussi des supports pour ses messages.

— Des messages à qui ?

— Aux Blancs Bâtisseurs, leurs pères. Ces hommes avaient commis un acte dont Pharabot se vengeait et…

— Encore une fois, j’admire ta grande gueule. C’est toi, à quarante ans de distance, qui vas m’expliquer ce que j’ai manqué ?

— Je ne crois pas que tu aies manqué quoi que ce soit : c’est ça le problème. Je crois plutôt que…

Un grondement de tonnerre fit trembler le sol et couvrit ses derniers mots.

— Il s’est passé quelque chose, continuait-il, j’en suis sûr. Et tu sais exactement quoi. Pourquoi ces familles étaient-elles maudites ?

— Attends un peu : qui t’a raconté ces salades ?

— Mon guide d’abord, puis Mouna, une femme qui a longtemps travaillé chez les Verhoeven.

Grégoire se souvenait vaguement d’une larbine aux manières policées. Mi-noire, mi-blanche, cent pour cent docile. Malgré ses prières, tous les habitants de Lontano n’étaient pas morts. Combien son fils allait-il encore en dénicher ?

— Qu’est-ce que ces Belges ont fait ? hurla Erwan à travers les interférences et les roulements de l’orage.

— À la fin du XIXe siècle, ce sont eux qui ont construit le chemin de fer et…

— Parle-moi de leur faute.

Morvan soupira. Il y avait prescription pour ce versant de l’histoire : autant donner un os à ronger à son fils.

— On a dû te dire que le chantier avait été le plus sanglant du siècle, que les cadavres des ouvriers étaient fondus dans les rails, que le ballast était composé d’ossements humains émiettés.

— Ce genre de trucs, ouais.

— Des conneries. En revanche, à cette époque, les Blancs ont commis un meurtre. Un sorcier yombé s’est opposé au développement de la voie ferrée. Le chantier passait sur son territoire. Le marabout s’est installé sur la piste et n’a plus bougé. Il lançait des imprécations, jetait des sorts aux ouvriers : plus moyen d’avancer. Les Belges ont dynamité la colline au-dessus de sa tête et l’ont enseveli vivant. Les bulldozers ont fait le ménage.

— C’est ça, leur faute originelle ?

— Y en a sans doute eu d’autres. Mais enterrer vivant un féticheur, au Bas-Congo, c’était pas une bonne idée.

— On m’a dit justement que ces Blancs craignaient la magie yombé.

— C’est vrai, mais sur ce coup, ils se sont crus les plus forts. Ces familles avaient une conception très spéciale de l’intégration. S’ils en avaient eu le pouvoir, ils auraient imposé un apartheid, façon Afrique du Sud.

— On m’a aussi parlé d’inceste.

Morvan éclata de rire :

— Je suis sûr que t’as vu des photos des Salamandres. La vérité saute aux yeux : ces filles étaient issues du même sang. Quand j’ai connu ta mère, elle souffrait déjà d’hyperthyroïdie, une maladie liée à l’hérédité, son frère était fou et sa sœur mourait de sclérose en plaques. Les Blancs Bâtisseurs, c’était ça : une réaction en chaîne de mauvais gènes qu’ils se refilaient de génération en génération. Encore heureux que j’aie apporté du sang neuf dans ce jus de pisse !

Le tonnerre retentit, plus proche. Il pouvait sentir la terre vibrer sous ses pieds. Son fils, à l’autre bout de la connexion, gardait le silence. Il n’était même pas sûr qu’il ait capté l’intégralité de son discours. Peu importe.

— Les Blancs Bâtisseurs ont fini par être chassés du Bas-Congo dans les années 60, relança Erwan au bout de plusieurs secondes. Que s’est-il passé au juste ?

Morvan maugréa mais après tout, cela aussi, il pouvait en parler :

— Un autre meurtre. Une de leurs épouses avait couché avec un Noir. Ça les a rendus dingues. Ils l’ont écorché vif puis l’ont passé dans une machine à broyer les briques.