— Qui a fait ça exactement ?
— On n’a jamais su. Mais les de Creeft sont en bonne position.
— Tu veux dire…
— Tes grands-parents. Après ça, on s’étonne que j’aie rompu avec ma belle-famille.
Erwan ne réagit pas, à moins que la friture absorbe sa voix.
— L’affaire est revenue aux oreilles de Mobutu, reprit Morvan. On venait de découvrir des mines au Nord-Katanga : il a envoyé les coupables là-bas. C’était ça ou il les virait du pays manu militari. Les Blancs Bâtisseurs sont repartis de zéro et ont construit Lontano. C’étaient des salopards mais ils avaient le feu sacré. Pas de meilleurs exploitants miniers dans tout le Zaïre.
Encore plusieurs secondes puis la voix d’Erwan revint en force :
— Quel pourrait être le lien entre ces meurtres et les schémas que laissait l’Homme-Clou sur ses scènes de dépose ?
Morvan frissonna. Il n’en avait jamais douté : son fils finirait par trouver.
— Qu’est-ce que j’en sais ? éluda-t-il.
Erwan éclata d’un mauvais rire :
— Arrête ton cirque, papa. Je me farcis tes obsessions, ta violence, ton acharnement depuis plus de quarante ans. Tu n’as jamais lâché une affaire sans en avoir compris le moindre détail. Parle-moi, tu me feras gagner du temps.
— Pense ce que tu veux. Demain, tu prends les barges ?
Il n’entendit pas la réponse : un craquement venait de déchirer le ciel.
— Fais attention à toi, poursuivit-il. Des rumeurs courent sur des livraisons d’armes. Si c’est vrai, ça va péter exactement où tu seras.
— Je dois continuer mon enquête.
— T’es vraiment plus con que nature.
Il raccrocha avec violence. La seconde suivante, la pluie déferla. La version maousse, en forme de bombardement tiède et translucide. Il se précipita vers sa petite tente et y pénétra à quatre pattes. Il l’avait arrimée à un arbre pour qu’elle ne soit pas emportée par le vent ou la boue. Il remonta la fermeture éclair de la double toile et tomba le cul sur le sol.
Vraiment de quoi rire : un vieux bonhomme de plus de cent kilos qui jouait encore au héros avec ses cartouchières et son chapeau de cow-boy, coincé sous un dôme de toile. Il se faisait penser aux stragglers, ces soldats japonais qui ont continué à se battre aux Philippines parfois trente années après la reddition du Japon.
Au bout de quelques secondes, les paroles de son fils lui revinrent en tête. À ce train-là, la vérité éclaterait dans un jour ou deux. Il saisit son Iridium : il était temps de rappeler à l’ordre sa cheville ouvrière.
29
— Salvo ? Morvan.
— Vi, chef.
— Tu peux parler ?
— Affirmatif.
— Qu’est-ce que tu fous, nom de dieu ?
— On avance. On s’ra à Ankoro demain matin.
— À quoi tu joues ? Je t’ai dit de lui faire faire un tour en forêt et de rentrer !
— Chef, je suis un professionnel et…
— Ta gueule. Si tu rentres pas dare-dare à Lubum, j’te jure que je vais te botter le cul.
— Mais…
Le Banyamulenge la jouait à l’africaine. Après le pognon de Morvan, il encaissait maintenant celui d’Erwan. Et sans doute profitait-il du voyage pour mener d’autres combines encore…
— Qu’est-ce qui t’a pris de l’emmener chez les de Momper ? Et maintenant Mouna ?
— Chef, c’étaient des opportunités et…
— J’ai l’impression que t’as pas compris ton boulot. Je te paye pour freiner Erwan, pas pour le porter sur tes épaules. Continue comme ça et j’te jure que je te grillerai partout à Lubum !
Salvo ne répondit pas : il pesait le pour et le contre. Fric à court terme, chômage à long terme.
L’orage ne faiblissait pas. La double toile ployait sous la masse de flotte.
— Quelle est la situation avec les rebelles ? cria encore Morvan.
— Pour l’instant, aucun problème.
— Les FARDC ?
— Les barrages habituels.
— Et les livraisons d’armes aux Tutsis ?
— On parle que de ça.
— De quoi, au juste ?
— Lance-roquettes, missiles, mitrailleuses.
— C’est Esprit des Morts qui mène la danse ?
— Lui et ses troupes seraient descendus du Sud-Kivu jusqu’à chez nous. Mais c’est p’t’être que des mensonges…
Qui avait vendu ce matériel au FLHK, les « dissidents de la dissidence » ? Qui avait intérêt à alimenter cette poche de conflits ?
— Demain matin, tu rentres à Kabwe.
— On est presque à Ankoro !
— Tu comprends le français ? Erwan ne doit pas monter plus haut.
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Tu te démerdes.
— Vi, chef.
L’abri ne cessait d’osciller sous la pluie comme si une main titanesque, faite de lianes et de racines, essayait de l’arracher de sa base. À travers le toit gorgé d’eau, Morvan voyait les palmes s’agiter dans le vent avec une étrange lenteur, comme des algues monstrueuses au fond d’une mer de limon.
— Et surtout, tu le quittes pas d’une semelle, compris ?
— Vi, chef.
— Au rapport demain soir.
— Et pour l’avion ?
Qui disait retour à Lubum disait renvoyer un appareil dans la brousse.
— Tiens-moi au courant, j’aviserai.
Il raccrocha avec humeur. L’affaire lui avait déjà échappé. Erwan n’en ferait qu’à sa tête. Le Banyamulenge n’agirait que selon ses intérêts immédiats. Quant au conflit armé, il ignorait de quoi demain serait fait…
— Patron ?
Le déluge se calmait, aussi brutalement qu’il avait démarré. Grégoire reconnut, à travers la toile, la silhouette de Michel, courbé en deux — derrière lui, les autres ranimaient déjà le feu à coups d’essence et de charbon de bois, tous protégés par une feuille d’arbre géante sur la tête.
— Ça va mieux ? demanda Morvan quand la Touffe pointa son nez entre les deux pans de toile, avec les yeux rouges d’un lapin albinos.
— J’ai pris mon remède.
— Nivaquine ?
Michel lui montra un joint de la taille d’un entonnoir.
— C’est le Seigneur qui t’envoie ! clama Morvan en tendant les doigts.
30
Sur la place de l’Île-de-Sein, au croisement du boulevard Arago et de la rue Saint-Jacques, il y a chaque soir d’hiver un attroupement d’une centaine de personnes. Pas de lumière, pas d’abri, aucune explication. On dirait une manif, mais sans cause ni banderole.
Gaëlle était souvent passée devant, en taxi, en Vélib ou même dans la berline de papa. Cette foule obscure, figée, qui semblait faire la queue alors que des panaches de fumée s’élevaient au-dessus des têtes l’avait toujours intriguée. Aujourd’hui, elle marchait vers elle. La nuit noire et dure, le trottoir couvert de mica luisant, les yeux brillants des reverbères. Les Restos du cœur. Elle ne connaissait que le nom et l’associait vaguement à des spectacles de variétés pathétiques. Maintenant, elle était au cœur du dossier.
On distribuait des tickets, on tendait la main, on tenait des assiettes et des gobelets, chaque geste paraissant englué dans l’odeur de bouffe et de graisse. Elle se détestait de réagir ainsi — petite-bourgeoise née dans la soie et le dédain. « C’est ma nature… », disait le scorpion de la fable.
Gaëlle dépassa la file d’attente et repéra celle qu’elle cherchait derrière un comptoir, louche à la main. Cheveux filasse, veste de treillis, silhouette asexuée : elle aurait pu facilement passer dans l’autre équipe, côté indigents.