— Salut, fit Gaëlle, sous sa capuche bordée de fourrure.
— À la queue comme tout l’monde, répondit l’autre sans lui jeter un regard.
— Je suis la fille de Grégoire Morvan, la sœur d’Erwan.
La fille lui lança un coup d’œil oblique et parut la reconnaître aussitôt :
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je voudrais te parler.
L’autre ne répondit pas et observa les alentours, cherchant sans doute les deux cerbères censés coller aux basques de Gaëlle. Elle est au courant de tout.
— Attends-moi là-bas. J’en ai pour dix minutes.
Le tutoiement était explicite : elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Gaëlle mais elle la prenait pour une gamine. Pour être plus précis : une fille à papa qui faisait chier son frère au quotidien avec ses passes, ses fugues et ses tentatives de suicide.
Gaëlle s’exécuta sans broncher. Elle s’écarta et alla fumer une cigarette près d’un banc où des crevards mangeaient en silence. L’air semblait près de se fissurer comme une couche de glace trop mince. Les deux malabars piétinaient le bitume, à cent mètres de là. Toujours à l’abri sous sa capuche, elle fit quelques pas, éprouvant une curieuse sensation de réconfort.
Elle se remettait seulement de sa frayeur de l’après-midi. Surprise par Katz, elle avait prétexté une crise d’angoisse pour légitimer sa visite. Le psy avait paru gober le mensonge et l’avait encouragée à contacter son confrère. Il n’était plus, désormais, son thérapeute.
Cette histoire lui avait servi de leçon. Si elle voulait poursuivre son enquête, elle avait besoin d’aide. Et pas de n’importe laquelle : celle d’un flic, habilité à mener des recherches indiscrètes et à violer des secrets. Des keufs, elle en connaissait beaucoup : elle avait grandi parmi eux, les avait côtoyés, avait appris à les comprendre. À chaque Noël, il y avait toujours un ou deux flicards paumés chez ses parents, en rupture d’épouse ou en délicatesse avec leur hiérarchie, qui ne savaient pas où mettre, ce soir-là, leurs petits souliers.
Elle avait aussitôt songé à Audrey, la cinquième de groupe d’Erwan. Les rares fois où son frère lui parlait de son équipe, c’était ce nom qui revenait : « Mon meilleur gars est une femme. »
Elle avait appelé un numéro qu’Erwan lui avait donné « en cas d’urgence » et était tombée sur un dénommé Kevin Morley. Le flic lui avait expliqué où trouver Audrey Wienawski : chaque mercredi, elle faisait du bénévolat aux Restos du cœur.
— Qu’est-ce que tu veux ?
La fliquette se tenait devant elle, en train de se rouler une cigarette. Le ton était agressif : elle lui consacrerait le temps de fumer sa clope.
Gaëlle commença à parler mais l’autre l’interrompit :
— Je sais qui tu es, ce que tu fais.
Puis, sur un ton radouci :
— Je sais ce qui t’est… arrivé.
L’agression à Sainte-Anne, l’affrontement chez Erwan. Gaëlle profita de la brèche.
— C’est pour ça que je voulais te voir…, fit-elle en passant au tutoiement à son tour.
Elle raconta les évènements des derniers jours. La reprise de contact avec Katz. L’invitation à dîner. L’épisode du sac.
— Et alors ?
— Ce sont des choses que les psys ne font pas.
— Celui-là est peut-être différent.
— Tu ne comprends pas : c’est une discipline fondée sur des règles très strictes. Le thérapeute n’est pas là pour sonder ta vie mais pour que tu le fasses toi-même. Il ne peut interférer. Déjà, l’invitation à dîner était chelou. Mais le coup du sac révèle une autre vérité : Katz cherche quelque chose.
Audrey tirait sur sa cigarette, ne cessant de lancer des regards aux SDF qui mangeaient aux quatre coins de la place. Parfois, elle jetait aussi des coups d’œil aux gardes du corps qui semblaient intrigués par cette conspiration de femmes.
— Pendant le dîner, de quoi vous avez parlé ?
— De tout et de rien.
— Il t’a interrogée sur ta vie ?
Cette fliquette n’avait jamais foutu les pieds chez un psy.
— Je l’ai vu deux fois par semaine pendant une année. Il sait déjà tout de ma vie.
— Il t’a draguée ?
— Il m’a proposé son amitié. C’est encore plus bizarre.
Audrey acquiesça, une lueur admirative dans la pupille — la beauté de Gaëlle n’inspirait pas toujours l’irritation chez les autres femmes, souvent un respect silencieux, un fatalisme résigné.
— Accouche, fit-elle au bout de quelques secondes. Dis-moi ce que t’as en tête.
— Je veux savoir ce qu’il cherche. Pourquoi il essaie de se rapprocher. (Elle ralluma une cigarette.) J’ai passé ma vie chez les psys. Je m’en suis toujours méfiée. Des êtres froids et manipulateurs, des pervers toujours avides de cas singuliers. Katz veut peut-être m’ajouter à sa collection.
— Dans ce cas, il t’aurait gardée comme patiente, non ?
Audrey marquait un point. Gaëlle fit quelques pas autour d’un réverbère. Les bruits de mastication, les grognements des clochards lui paraissaient s’amplifier.
— Peut-être voulait-il m’observer sous un autre angle…
— Qu’est-ce que tu sais au juste sur lui ?
— Rien, ou presque. Il exerce uniquement dans son cabinet, rue Nicolo. Pas de consultation à l’hosto, aucune autre responsabilité professionnelle.
— Côté familial ?
— Il aurait une femme et deux gamins mais je n’ai pas pu vérifier.
— Tu as d’autres renseignements, non ?
Gaëlle expliqua qu’elle n’avait rien trouvé sur Internet, ce qui était incroyable, puis, après quelques hésitations, raconta son effraction ratée.
— Tu sais ce que tu risquais ?
— Un coup de couteau entre les côtes.
Audrey éclata de rire face à l’imagination de Gaëlle puis s’arrêta net : elle avait oublié un peu vite ses antécédents.
— Sans aller jusque-là, il aurait pu porter plainte.
— Il ne s’est aperçu de rien. J’ai prétexté une crise d’angoisse. Il m’a conseillé d’aller voir un autre psy et m’a aimablement poussée vers la porte.
— Vous avez prévu de vous revoir ?
— Pas pour l’instant, mais…
— Mais ?
— J’ai peur qu’il me suive, qu’il m’observe… Quand il m’a recontactée, il connaissait déjà l’histoire de Sainte-Anne. Il m’a raconté que l’hosto l’avait appelé. Je suis sûre qu’il mentait : ce mec n’a aucune existence officielle.
Audrey roulait une autre cigarette après s’être assise sur un banc laissé libre par quelques clampins. Bon signe.
— Et ces deux-là ? demanda-t-elle en désignant les molosses en face.
— Les bagnards avaient un boulet au pied, moi j’en ai deux.
— Ils te protègent, non ?
Gaëlle haussa les épaules. Elle craignait une menace beaucoup plus vicieuse. Une intrusion psychologique, une contamination contre laquelle de tels gros bras ne pouvaient rien.
— Tu m’as toujours pas dit ce que tu attends de moi.
— Que tu enquêtes sur lui, avec les pouvoirs dont tu disposes.
— Rien que ça.
Gaëlle se pencha sur la fille en treillis : elle en avait marre de ses petits airs supérieurs.
— J’ai vérifié ce que je pouvais. Je te répète que ce mec-là n’existe nulle part. Il n’a suivi aucune étude. Il n’est attaché à aucun hôpital. Il n’est référencé dans aucune association de psychanalyse.
— Mais il est dans l’annuaire ?
— Dans les Pages jaunes, en tant que psy, mais pas dans celui des particuliers.