— Normal, non, pour un pro ?
Elle acquiesça à contrecœur.
— Comment tu l’as connu ?
Encore un mauvais point pour son dossier :
— Je ne me souviens plus.
— Comment ça ?
— Dans une soirée, je pense. C’est l’explication la plus plausible. Je devais être défoncée, ou sous médocs. J’ai traversé des moments où… disons que je n’étais pas très claire.
Audrey allluma sa clope. Elle paraissait hésiter à s’engager dans cette histoire étrange. Pas un mot sur Erwan, ni sur le Padre : elle savait qu’ils étaient en Afrique.
— Après ce que j’ai vécu ces derniers mois, insista Gaëlle, j’ai de quoi m’inquiéter, non ?
— Donne-moi son nom et son adresse. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau.
— T’as mon numéro ? demanda-t-elle en lui tendant les coordonnées qu’elle avait préparées.
— On l’a tous dans le groupe, répondit la fliquette en repartant, les mains dans les poches.
Prends ça dans la gueule.
— Je peux te poser une question ? cria Gaëlle.
Audrey se retourna :
— Quoi ?
— Pourquoi tu fais, enfin, ce… truc tous les mercredis ?
L’OPJ Wienawski lança un regard amusé aux loqueteux dont les ombres étaient brouillées par la fumée des étuves et des conteneurs.
— C’est là d’où je viens. Sans ton frère, j’y serais encore.
31
Après la conversation avec son père, ils avaient repris la route, direction Ankoro. Les distances et les durées ne signifiaient plus rien. Le voyage qu’ils devaient avoir achevé en milieu de journée n’était toujours pas accompli ce soir et Salvo prévoyait encore quinze heures de route.
Erwan ne réagissait plus. Vingt heures de voiture l’avaient complètement abruti. La cadence irrégulière de la piste l’avait plongé dans une prostration dont il ne sortait, vaguement, qu’au moment des barrages — cash, provisions, et on repart… Assis à l’arrière, il suivait halluciné les difficultés de la progression, les flaques rouges, les feuilles fouettant le pare-brise, les cailloux rebondissant sur le capot, la boue grasse qui les faisait patiner…
On descendait pour installer les plaques de fer sous les roues, pousser, bouffer la terre qui ressemblait à de la chair arrachée. Il fallait aussi couper, soulever, écarter des branches, des troncs, des lianes… Quand on reprenait la route, les courbatures le relançaient à chaque cahot et, bien sûr, toujours pas question de dormir.
Pour ne rien arranger, la climatisation de la voiture était HS. Ils roulaient fenêtres ouvertes, invitant à bord toutes sortes de bestioles. Moustiques, taons, guêpes et d’autres spécimens inconnus, tous de taille monstrueuse… Couvert de répulsif et de crème apaisante, le Français ne sentait plus rien et se disait qu’une de ces saletés l’avait déjà contaminé. Cramponné à la poignée de la portière, il imaginait les parasites proliférer dans son sang et détruire ses globules rouges.
Maintenant, ils roulaient dans les ténèbres. On avait dû refermer les vitres pour cause d’averse. Ça bringuebalait là-dedans comme dans une boîte à outils. La pluie était d’une telle violence qu’on aurait pu croire que la nuit elle-même se brisait en milliards de particules sur la Toyota. Au fond passaient des éclairs évoquant les projecteurs de miradors gigantesques vérifiant que le boulot était bien fait, que le monde avait compris qui commandait.
Ruminant la conversation avec son père, Erwan avait allumé le plafonnier pour observer les photos des Salamandres. Avec leurs chapeaux de paille, leurs fleurs dans les cheveux, leur silhouette androgyne, elles évoquaient des muses à la sauce seventies. Il voyait, en surimpression, les grappes de clous plantés dans leur chair, les éclats de miroir enfoncés dans leurs orbites, les plaies abdominales — là même où le tueur avait volé les organes et placé les cheveux et les ongles de sa prochaine victime…
Erwan était venu ici pour identifier le meurtrier de Catherine Fontana, mais l’infirmière était peut-être bien la septième victime de l’Homme-Clou. En revanche, Pharabot possédait un secret que le flic n’avait jamais soupçonné. Le mobile d’une vengeance… Pourquoi dans ce cas avoir changé de cibles à partir de Cathy ? Ni Colette Blockx, mère au foyer, ni Noortje Elskamp, religieuse, n’appartenaient au clan des Blancs Bâtisseurs. Et pourquoi Pharabot n’avait-il pas tué Maggie de Creeft, la fille d’un des chefs les plus puissants de Lontano ? Pas de symbole plus fort pour toucher les fondateurs de la cité minière.
Il y avait aussi ce dessin tracé sur la terre. La structure atomique d’un minerai, vraiment ? Sa conviction : l’Homme-Clou envoyait un signe aux maîtres de la ville. Pour se faire identifier ? Arrêter ? Ou simplement leur rappeler une faute ancienne ? L’idée d’une vengeance ne quittait plus Erwan : il devait découvrir le mobile de Pharabot. Son père, il en était certain, connaissait la vérité mais c’était la dernière personne qui l’aiderait. Quel était le lien entre tous les acteurs de la tragédie ?
32
Morvan chantait à l’abri d’un réseau de palmes, au pied d’un énorme moabi. Il avait fini le joint — le remède miracle de la Touffe — et planait complètement. À quelques mètres de là, le feu crépitait. Les Noirs avaient tendu une bâche imperméable de l’ONU sous laquelle ils s’étaient regroupés. Les dernières gouttes clapotaient aux quatre coins des ténèbres. Au loin, le tonnerre grondait encore — la nuit se raclait la gorge.
Dans le rayon de sa lampe frontale, des bestioles grouillaient : araignées de la taille de crabes, vers de terre aux allures de serpents, ombres furtives non identifiables… Ce delirium tremens avait un air de fête. La pluie en Afrique n’est jamais triste : elle réveille la nature, nourrit la terre, sonne l’ouverture de la parade.
La veille, il avait tué un gamin. Ce matin, abattu trois hommes. Ils avaient de fortes chances d’être à nouveau attaqués avant d’atteindre les mines, elles-mêmes peut-être déjà aux mains d’autres rebelles. Quant à Erwan, il s’approchait inexorablement de la vérité. Qui dit mieux ? Morvan était cuit, sur le dessus, le dessous, et bien saisi au milieu. Mais cette nuit, sous l’effet du chanvre, rien n’était grave.
Ces vapeurs lui en rappelaient d’autres. Son fils avait effleuré la piste des dealers sans s’y arrêter. Il avait raison : ce n’était pas là qu’il fallait chercher. Mais lui-même à l’époque avait creusé le filon. À force d’interroger les vendeurs d’herbe, il avait fini par s’en faire des amis, notamment Jimmy, le trafiquant de ganja le plus important de la zone. Ses visites ne lui avaient jamais rien appris. Jusqu’à un certain soir…
Avril 1969.
La baraque du grand J. restait allumée toute la nuit. Pour accélérer la floraison des plantations, il devait les maintenir à la lumière plus de seize heures par jour. Dans le ghetto, son repaire ressemblait à une gigantesque lampe en cristal de sel au fond d’une décharge.
Morvan n’avait jamais soupçonné le Noir des homicides : abruti par les vapeurs de résine, il était à peu près aussi actif que ses plantes en pied.
— Les Salamandres, lui demanda-t-il cette nuit-là, qu’est-ce que t’en penses ?
— Elles puent. Les salopes blanches qui veulent se rapprocher des Noirs, y a pas pire…
— Ça fait marcher ton commerce…
— C’est pour ça que je leur ouvre ma porte…
— Et l’Homme-Clou ?
Jimmy était d’origine tutsie. Deux mètres, une tête si étroite qu’elle semblait avoir poussé dans un casse-noix, des mains évoquant des nageoires, des yeux qui paraissaient lui sortir directement des tempes.