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— C’est le démon, patron… On peut rien faire contre lui.

Depuis des semaines, Grégoire se farcissait ce genre de superstitions, si fortes que ses propres convictions en vacillaient.

— T’as rien entendu à Soso ? Quelque chose de concret ?

— Papa, on entend parler que d’ça et c’est un tissu d’conneries… Des histoires de diab’, de sorciers qui s’transforment…

— Et tes clients, les Blancs ?

— Plus personne se risque ici la nuit… Tout c’barouf, c’est mauvais pour le bizz. Y a qu’ta poule qui…

Maggie était la seule à s’aventurer encore de l’autre côté du fleuve.

— L’appelle pas comme ça.

Jimmy prit une taffe et rit de nouveau. Ils étaient assis par terre entre les feuillages foisonnants, chauffés par les lampes.

— J’m’excuse, tonton…

— Qui vend le LSD, la kétamine ?

— J’te l’ai déjà dit, je touche pas à ça, je…

Un bruit bizarre retentit dehors. Une sorte de grelot de bois.

— C’est quoi ?

— La saison de la chasse.

— Quelle chasse ?

Un nouveau trille, comme frappé sur un marimba ou un wood-block.

— Tu f’rais mieux de partir : tu vas être pris dans la battue.

— Une battue cette nuit ? En plein quartier ?

— C’est une chasse spéciale, patron. La chasse aux Mzungu.

On racontait que les mineurs préparaient une opération de représailles contre les Blancs. Le Grand Soir ?

— Mais ce bruit, c’est quoi ?

— Les Yombé chassent à l’ancienne, avec des chiens qui n’aboient pas. Alors on leur met une cloche de bois autour du cou qui rabat le gibier. (Le Noir rit encore, parmi les volutes de fumée.) Mais ce soir, c’est l’gibier qu’a la cloche autour du cou…

Morvan se leva — la tête lui tournait. Trop de shit, trop de conneries. Aucun Européen ne se serait risqué de nuit dans le ghetto. Il faillit tomber et se rattrapa aux parois de plastique. Les ampoules oscillaient, les feuilles bruissaient. Il était dans un poumon géant, saturé de miasmes hallucinatoires.

— T’as intérêt à trouver le Blanc avant les Yombé ! cria Jimmy dans son dos.

Morvan réalisa que Maggie pouvait bien être la perdrix de ce soir.

Après la fournaise de la serre, la nuit lui parut presque fraîche. Quartier désert. Fine pluie. Ruelles rouges cadrées de masures, de planches et de pneus, aussi étroites que les galeries d’une mine.

Calibre au poing, il longea des palissades, des cases au seuil noir. En quelques secondes, il fut perdu. Sa seule certitude : il se rapprochait de la cloche qui se déplaçait elle-même dans le dédale, irrégulière, hésitante, convulsive… L’image de Maggie ne cessait de battre ses tempes.

Il tourna à gauche. Poc-poc-poc. Puis à droite, de la boue jusqu’aux chevilles. Poc-poc-poc. L’autre à quelques rues. À mesure qu’il marchait, il se persuadait que c’était la reine des Salamandres qui pataugeait non loin de là. Quelle conne. Il allait l’appeler quand des cris retentirent, suivis de coups de sifflet et de crissements atroces. Les chasseurs frottaient leurs machettes les unes contre les autres. Il allait finir par prendre la place du gibier…

Soudain, la mitraille de bois se fit entendre plus proche encore. Grégoire bondit dans cette direction et découvrit une ombre recroquevillée sous une tonnelle. Il alluma sa torche et considéra la proie : un échalas de vingt-cinq ans, cheveux longs, vêtu à l’anglaise. Il haletait, les mains attachées dans le dos, le visage ruisselant de pluie et de sang, une grosse cloche en guise de collier.

Jamais vu à Lontano.

— Comment tu t’appelles ?

— Michel… Michel de Perneke.

Le fugitif se mit à chuchoter à toute vitesse des mots inintelligibles. En état de panique, il le suppliait de l’emmener, de le sauver. Morvan le fouilla d’abord : dans la doublure de sa veste, des comprimés, des minuscules papiers buvards, des pointes grises qui ressemblaient à des mines de crayon. Amphètes, acides, kétamine… Il avait trouvé le dealer qu’il cherchait depuis des semaines. Le revendeur de ces dames.

— Où tu t’es procuré ça ? demanda-t-il avant de le libérer.

L’autre baissa la tête sans répondre : il sanglotait. Les machettes crissaient, de plus en plus présentes. Les coups de sifflet déchiraient la nuit détrempée.

Morvan l’empoigna à la gorge :

— Comment t’as eu cette came ?

— Je vous en supplie, libérez-moi !

— Réponds.

— Je… j’la fabrique… J’suis psychiatre.

— Où ?

— Clinique Stanley. J’arrondis mes fins de mois. Je passe par les Noirs et…

Il le détacha et le remit sur ses pattes tremblantes. Ils déguerpirent à travers les ruelles de Soso. Morvan tira quelques coups de feu pour calmer les ardeurs des chasseurs. Personne ne riposta : ils ne devaient être équipés que d’armes blanches.

Une fois hors de portée, sur la pirogue qu’il utilisait pour joindre les deux rives, Morvan interrogea son suspect. Le toubib s’était installé un laboratoire clandestin dans les sous-sols de la clinique pour Blancs de Lontano. Il apportait chaque semaine sa livraison à Soso, malgré les « évènements », et prenait une marge généreuse auprès de ses revendeurs anonymes.

Le flic avait soupesé les chances pour que ce psy soit l’Homme-Clou. Non : trop belge, trop peureux, pas assez cinglé.

— Comment je… je peux vous remercier ? demanda de Perneke une fois sur l’autre berge.

— En me soignant à l’œil.

Sur le moment, l’idée lui avait paru bonne — Grégoire avait encore des périodes d’angoisse paralysantes, des hallucinations atroces, des excès de violence incontrôlables.

En réalité, il avait eu cette nuit-là sa pire inspiration.

Michel de Perneke. Le véritable émissaire des enfers.

33

— Ciascuno pensi ed operi a suo talento : e anche la morte non mancherà di fare a suo modo.

« Que chacun pense et agisse à sa guise : la mort ne manquera pas d’en faire autant. » Loïc avait reconnu la citation de Giacomo Leopardi, le poète de Recanati. C’était maintenant un des directeurs de Montefiori — on aurait pu dire « colonel » — qui s’exprimait derrière le pupitre installé près du caveau familial.

L’homme avait ouvert son discours avec cette citation pour rappeler que le disparu, toute sa vie, avait été un « homme libre » — comprendre qu’il avait agi en oubliant la morale, la loi, l’humanité et bien d’autres valeurs qui l’auraient empêché de vaincre les autres, tous les autres. Le grand Giovanni s’était toujours cru au-dessus des lois. Loïc connaissait l’œuvre de Leopardi. Qu’on puisse citer ce champion de la bonté et de la sensibilité dans un tel contexte était un formidable contresens — ou une sournoise récupération intellectuelle. Mais après tout, au bord de la fosse, qu’importait un mensonge de plus ?

Une messe d’une heure à la basilique San Miniato al Monte avait largement amorti la réactivité de l’assistance. Il avait ensuite fallu se battre avec les journalistes pour rejoindre les voitures. Le matin même les unes des quotidiens avaient livré les informations les plus contradictoires, les hypothèses les plus farfelues sur la mort du Condottiere. Ni la famille ni les flics ne s’étaient exprimés.

Et pour cause : personne ne savait rien.

Malgré son état (il avait la gorge gonflée et le nez pris), Loïc appréciait la beauté de la scène. Montefiori avait fait construire au cimetière des Allori un caveau en marbre noir de Golzinne, style Renaissance, dont les lignes pures rappelaient les premiers chefs-d’œuvre de Brunelleschi. Le ferrailleur s’était toujours pris pour un Médicis. Il étrennait l’édifice : les ancêtres de la comtesse étaient inhumés dans la crypte d’un palais florentin, ceux de Montefiori devaient être enterrés dans un terrain vague quelconque.