Le soleil d’hiver donnait sa bénédiction à la cérémonie. Les rayons matinaux rappelaient l’huile dorée qu’on impose sur le front des malades « au nom du Seigneur ». Chacun était vêtu de sombre, ce qui donnait une solennité et une homogénéité à une assemblée qui n’en avait aucune au départ. Aux côtés des vieux mafieux à l’élégance tapageuse, affichant des femmes de trente à quarante ans leurs cadettes, d’autres couples, aristocratiques, proposaient un meilleur équilibre. Loïc admirait en particulier ces épouses qui avaient dépassé la soixantaine : elles s’étaient accrochées, avaient su se rendre indispensables, ou effrayantes, pour rester jusqu’au bout au bras de leur mari — des dures à cuire…
Les discours continuaient. Le tableau avait la somptuosité des scènes de groupe au musée des Offices, les paroles italiennes la musicalité des Symphoniae de Gabrieli. Tout cela lui paraissait merveilleux mais il n’était pas objectif. Shooté aux somnifères, il avait passé l’après-midi de la veille au bord de la piscine avec ses enfants. Ce moment ordinaire — en réalité exceptionnel : il n’avait pas partagé plus d’une heure avec eux depuis des mois — l’avait comblé. Leur vitalité surpassait l’ambiance funeste de la villa — les sœurs qui s’agitaient au téléphone ou pleuraient d’une manière théâtrale, l’ombre de la mère qui errait dans les jardins, Sofia et sa morgue qui ne savait toujours pas quelle attitude adopter face au malheur.
— Cosa stai facendo ?
Loïc sursauta :
— Quoi ?
Sofia venait de lui donner un coup de coude. La cérémonie s’achevait. Il fallait lancer une rose à l’intérieur du caveau. Il prit la sienne et pénétra dans le mausolée. Les murs noirs distillaient une tiédeur inattendue. Cette sobriété ne convenait pas au Condottiere. Il aurait mérité un tombeau à l’égyptienne — avec esclaves exécutés, trésors et fresques sur les parois relatant son destin d’exception.
Il lança la fleur sur le cercueil et eut une pensée pour son propre père, là-bas en Afrique. Quel danger le menaçait ? Des tueurs avaient-ils décidé de lui arracher le cœur à lui aussi ?
Quand il ressortit à la lumière, Sofia, tenant leurs enfants par la main, parlait avec un blond gominé qui ne cadrait pas avec l’assistance. Tout de suite, il comprit : un flic. Sofia lui fit signe de le rejoindre, les traits crispés.
Les emmerdements commencent…
34
— Je te présente Massimo Sabatini, ispettore superiore.
Loïc ne se souvenait plus à quoi correspondait ce grade : capitaine ou commandant. En tout cas suffisant pour diriger une enquête criminelle. L’homme confirma qu’il était en charge du dossier Montefiori. Cheveux clairs et laqués, la quarantaine, il avait ce côté décoloré qu’ont parfois les Italiens du Nord, tirant sur l’Allemagne.
Sofia confia Milla et Lorenzo à l’une de ses sœurs et revint vers eux :
— M. Sabatini aimerait nous parler quelques minutes.
— À moi aussi ? demanda Loïc, feignant l’étonnement.
— Nous n’en avons pas pour longtemps, fit le flic en s’inclinant.
La troupe se dirigeait déjà vers la sortie du cimetière. Au-delà des grilles, les flashs crépitaient. L’ispettore désigna une voie ombragée qui partait dans le sens opposé. Les Montefiori avaient organisé un déjeuner pour une cinquantaine de proches — Loïc n’était pas pressé de s’y rendre.
Ils marchèrent en silence. Les allées rappelaient les ruelles de Pompéi. Du temps stoppé net par la lave et les cendres. Les croix hiératiques, les stèles espacées, les feuilles qui bruissaient dans le vent… Dans la perfection de l’azur, les arbres paraissaient bleus et les sépultures argentées.
Pour l’instant, le service médico-légal et les pompes funèbres avaient battu des records de rapidité : le transfert du corps, l’autopsie puis la restitution à la famille avaient pris moins de quarante-huit heures.
Sofia finit par demander :
— Vous avez des pistes, ispettore ?
— Pas encore. Aucun témoin, pas le moindre indice, et nous ne savons absolument pas où votre père a été… disons agressé. Le lieu de découverte du corps ne signifie rien : nos techniciens scientifiques sont certains qu’il a été transporté.
Sabatini semblait timide et indécis. Ses cheveux huileux lui donnaient l’air d’avoir été pressé à froid.
— Actuellement, reprit-il de sa voix hésitante, nous éprouvons beaucoup de difficulté à établir son emploi du temps et…
— Mon père était un homme très secret.
— Vous-même, vous ne savez pas où il aurait pu se rendre ce matin-là ?
— Je vis en France depuis des années. Demandez plutôt à son épouse. Ou à mes sœurs : elles travaillaient avec lui.
— Ah ? Très bien.
Sabatini s’inclinait, comme pour s’excuser, à chaque fin de phrase. Ses lunettes effaçaient ses sourcils blonds, annulant toute expressivité. Pourtant, à mesure qu’ils marchaient, Loïc sentait autre chose. Ce type jouait un rôle. Une stratégie à la Columbo pour endormir leur vigilance.
— Conservait-il un agenda, électronique ou papier, dans son bureau ? Je veux dire : à la villa de Fiesole ? On n’a rien retrouvé sur lui. Pas même un téléphone portable.
— Mon père n’utilisait jamais de support papier ni d’ordinateur, expliqua Sofia d’une voix monocorde. Un détail que vous ignorez sans doute : il n’a jamais su bien lire ni écrire. Il avait surtout la mémoire des chiffres.
La comtesse jouait son rôle à la perfection : hautaine, glaciale, inaccessible.
— Vous saviez qu’il avait deux gardes du corps ? relança l’Italien.
— Je les connais très bien, oui.
— Mardi, votre père leur avait donné leur matinée.
— Il préférait parfois se rendre seul à ses rendez-vous.
C’était le jeu du chat et de la souris et Sofia, à tort, Loïc en était certain maintenant, pensait avoir le dessus.
— Je suis désolé, madame, mais vous vous trompez.
Premier coup de griffe.
— Nous avons déjà vérifié : c’est la première fois qu’ils ne l’accompagnaient pas. Depuis au moins dix ans, Giovanni Montefiori ne se déplaçait jamais sans eux.
Ils étaient parvenus au bout de l’allée. Sans se concerter, ils prirent sur la droite. Loïc imaginait des fantômes, des feux follets espiègles circuler entre les tombes, profitant du calme et de l’espace.
— Vous connaissez la société Heemecht ?
Loïc sursauta. Sabatini s’adressait maintenant au couple. Le chat ne jouait pas avec une, mais deux souris.
— C’est une des boîtes de mon père, admit Sofia.
— Une des plus importantes, confirma le flic. Une entreprise de récupération, de recyclage et de valorisation des métaux. C’est aussi une compagnie de fret, de transport, de logistique ainsi qu’un important groupe financier, basé au Luxembourg, détenant des parts dans de nombreuses sociétés internationales.
L’ispettore énumérait ces faits sur un ton neutre mais ferme. Il s’était avancé de quelques pas pour pouvoir englober du regard ses interlocuteurs tout en continuant à marcher.