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Sofia ne bougeait pas, fumant et se mordant les lèvres. Enfin, ils se lancèrent un coup d’œil et leurs années de complicité ressurgirent d’un coup. Ils allaient trouver l’agenda du ferrailleur mais certainement pas pour le confier à ce flic beurré comme une tartine.

35

Ankoro. L’objectif avait fini par lui paraître irréel. Ils avaient roulé toute la nuit en accumulant encore les galères. À 22 heures, après un énième barrage, leur chauffeur s’était mis à gémir : il avait la fièvre, il avait l’infection. Salvo l’avait viré d’un coup de pied et avait pris le volant. Une heure plus tard, le 4 x 4 avait versé dans un fossé. Comme par magie, des hommes étaient apparus dans les ténèbres et les avaient aidés à repartir. Encore une fois, Erwan avait dû ouvrir sa ceinture… Malgré la fatigue, malgré les piqûres, il était fasciné : il sentait battre sous ses pieds le cœur rouge de la terre.

Salvo était bon conducteur. Alors que la route se limitait aux faisceaux des phares éclairant les giclées de boue et les feuilles assaillant le pare-brise, il plongeait là-dedans avec calme, absorbant les chocs, les secousses, les transformant en kilomètres parcourus.

Erwan s’était installé à l’avant, ceinture bouclée, main serrée sur la poignée supérieure. Il bringuebalait sur son siège comme un sac de patates. Parfois, il sombrait dans une demi-somnolence, menton rebondissant contre la poitrine, le corps pris de soubresauts. Un simple cadavre en transit…

Quand il s’endormait vraiment, il faisait le même rêve. Il vivait dans une termitière, en couple avec la reine, énorme et transparente. Il l’enlaçait, la serrait, la fertilisait, sentant son corps congestionné par des milliers de larves qui s’animaient sous ses caresses. Soudain, on venait le libérer : les Blancs Bâtisseurs, avec leurs torches enfumées. Les termites prenaient la fuite. Quand il sortait de son repaire, les larmes aux yeux, ses sauveurs l’attendaient, entourés de corps écorchés suspendus aux arbres…

À l’aube, ils avaient découvert une plaine qui baignait dans son jus. Un grand corps vert qui se prélassait dans des draps de pluie. Tout scintillait dans l’aurore. La nature semblait avoir poussé dans la nuit. La naissance du monde, rien que ça, sous un ciel écarlate, sortant lui aussi de forges mythologiques…

Maintenant, il était midi et ils traversaient Ankoro. Aucune couleur ici : seulement la rouille des jours et le gris du fleuve. Un bidonville palustre qui mêlait l’humain au végétal, la chair à l’écorce, le plastique au limon.

Salvo parqua le 4 x 4 dans un garage — plutôt un auvent surveillé par des autochtones.

— Ton job, c’est quoi au juste ? demanda Erwan, les yeux rivés sur la valise que le Banyamulenge gardait toujours à portée de main.

— L’import-export, je te l’ai dit.

— Avec quels pays ?

— Ceux qui nous donnent des trucs.

— Comprends pas.

— Quand les gentils pays développés nous envoient des colis, faut bien les répartir.

— Tu veux dire les voler puis les revendre.

— De toute façon, ils disparaissent. Autant prendre les choses en main. Je récupère les stocks et je ventile à la pièce… Médicaments périmés, chaussures dépareillées, voitures déglinguées.

— Ne joue pas les modestes : il y a aussi l’ONU, les ONG.

Salvo éclata de rire :

— Les bons jours ! On est des fourmis, patron. Et les fourmis, ça vit de miettes…

— Et cette valise ?

Il plaqua sa main dessus comme pour empêcher Erwan de la regarder :

— Ça, c’est off ze record. (Il ne lui laissa pas le temps d’insister et plongea dans la foule de la rue.) On continue à pied.

Ils traversèrent le reste du village avec difficulté, suivis par leurs porteurs, assaillis par les enfants, les vendeurs ambulants, les rires des femmes sur le seuil de leurs baraques. Plus on s’approchait des eaux, plus les maisons semblaient construites avec des déchets. Une odeur de poisson pourri couvrait tout.

Le vrai spectacle était le fleuve. D’un brun orangé, les flots semblaient drainer des métaux anciens, des braises encore vives, venus d’un temps oublié. Ce paysage laissait un goût de fer dans la bouche. En face, on distinguait à peine l’autre rive, ruban verdoyant perdu dans les brumes de chaleur.

Les pieds dans l’eau, ils progressèrent dans une forêt de joncs et de racines puis accédèrent à la berge. Agitation maximum. Les voyageurs, chargés de la tête au dos, bras encombrés, avançaient à l’aveugle. Enfouies parmi les racines lacustres, des échoppes proposaient les marchandises les plus farfelues. Des barils, des ballots, des barques clapotaient le long du rivage. Chacun s’enfonçait jusqu’aux genoux dans les eaux fangeuses mais personne ne ralentissait. Pas question de rater le départ.

Erwan mit quelques secondes à comprendre ce qu’il voyait au-delà des roseaux : deux barges solidarisées, formant un pont d’environ deux cents mètres de long, sans l’ombre d’un équipement ni d’une installation, seulement envahies de passagers. À cette distance, on aurait dit une monstrueuse décharge à fleur d’eau. Ou encore un village flottant de plusieurs milliers de personnes qui s’organisaient déjà en vue de la traversée. Sur le flanc de cette gigantesque planche à repasser, on avait peint en blanc : VINTIMILLE.

— On a de la chance, elles sont là ! (Salvo fendait la foule à coups de bâton comme il aurait usé d’une machette dans la jungle.) Dépêche-toi, chef. Faut qu’on chope une cabine première !

Erwan accéléra le pas — ou plutôt la nage : ils pataugeaient à mi-corps, leur sac sur la tête. Il ne pouvait quitter des yeux le pont fourmillant. Des hommes torse nu semblaient faire des nœuds avec leurs muscles sous le soleil. Des lavandières accroupies s’activaient devant leurs bassines. Des enfants pêchaient, un fil à la main. Des chèvres, des cochons, des poules dans des enclos. Des tentes, des toiles, des parasols, des parapluies serrés les uns contre les autres. Des braseros fumants, du linge séchant sur des cordes, un groupe de musique en pleine répétition…

Une planche pour monter à bord. Erwan jouait des coudes pour suivre Salvo. On pilait du manioc, on s’engueulait, on arrimait des caisses sous des bâches plastique. Parmi d’énormes sacs, on essayait de s’installer, de trouver sa place, indifférent au soleil accablant.

Salvo ne cessait de hurler et de surveiller leurs porteurs. Ils rejoignirent la deuxième barge. Tout se passait à l’arrière, expliqua Maillot Jaune. Le Vintimille était poussé et non remorqué.

— Poussé par quoi ?

— C’te question : par un pousseur, tiens ! Trois mille chevaux, quatre hélices ! Un moteur de char d’assaut piqué aux FAZ !

Erwan aperçut enfin l’automoteur. La cabine première se trouvait sur le pont. Les porteurs leur passèrent les bagages : ils ne voulaient surtout pas être embarqués malgré eux. Erwan les paya et les vit s’absorber dans la mêlée pour le match retour.

Il repéra les lieux. Le bateau propulseur se résumait à une coque trapue dont l’étrave était fixée à la première barge par des câbles d’acier serrés par des treuils. En surface, une timonerie surélevée — pour offrir au capitaine une vue d’ensemble. Dessous, dans la cale, les moteurs vrombissants. Entre les deux, la cabine première : une plaque de tôle chauffée à blanc, dans une puanteur de diesel. Pas sûr qu’ils aient décroché la meilleure place, les vibrations de la salle des machines montaient du sol et les crachats du capitaine tombaient d’en haut. Seul point positif : la bâche tendue au-dessus de leur tête.

— T’as une arme ? demanda Salvo, surexcité.

— Oui.