Mission accomplie, Kleiner Bastard.
Deux jours avant, il avait achevé un gamin. Aujourd’hui, il en sauvait un autre. Ça confirmait sa théorie : quoi qu’on fasse, impossible d’influencer la loi des équilibres en Afrique.
51
Depuis le début de la matinée, ils écumaient les palaces de Florence.
Loïc et Sofia étaient d’accord sur ce qui avait dû se passer : Montefiori avait rencontré le matin de sa mort des partenaires ou des acheteurs dans le cadre d’un trafic d’armes lié au Congo, les choses avaient mal tourné, le Condottiere l’avait payé de sa vie. La rencontre elle-même ne s’était pas déroulée dans un hôtel florentin autour d’un brunch — on ne vend pas des armes comme des tonnes de métal ni des barils de pétrole — mais les criminels y avaient séjourné.
Voilà ce qu’ils cherchaient : des Africains descendus dans un cinq-étoiles — sans doute des généraux, des ministres ou des diplomates. En revanche, ni Kabongo ni Mumbanza ou Bisingye ne pouvait avoir participé au meurtre : vérifications faites, aucun des trois n’avait atterri en Toscane.
Depuis le début de la matinée, ils avaient sillonné les palais restaurés du centre-ville, les villas datant du XVe siècle dans lesquelles on avait construit des spas somptueux, les anciens couvents réaménagés en havres de confort et de gastronomie : pas l’ombre d’un guest africain ces derniers jours.
Leur enquête était particulière, ils n’avaient pas la moindre légitimité mais toutes les portes leur étaient ouvertes. Parce qu’un des deux détectives n’était autre que la comtesse Sofia Montefiori, appartenant à la célèbre famille Balducci. La ville l’avait vue grandir, admirée en tant que figure rayonnante de l’aristocratie toscane. Tous les Florentins avaient suivi ses voyages, son mariage, la naissance de Milla et Lorenzo dans les magazines people… Par ailleurs, Sofia avait joué enfant dans les jardins de ces hôtels, alors que son père y traitait ses affaires dans les salons privés, y donnait des réceptions, ou y déjeunait avec son clan.
Malgré tout, ils n’avaient pas obtenu l’ombre d’un résultat.
À 13 heures, ils commençaient à se convaincre qu’ils feraient mieux de renoncer quand un coup de chance survint. En sortant des toilettes du lobby du dernier palace — un peu d’eau froide sur la tête et des pilules pour éviter la crise qui se profilait —, Loïc découvrit Sofia en conversation avec un serveur à l’ancienne — veste crème, nœud papillon noir, maintien à l’amidon. L’homme devait avoir la soixantaine mais il paraissait aussi éternel qu’une des statues de la Piazza della Signoria.
— Je te présente Marcello, sourit Sofia. Il a travaillé pendant plus de vingt ans chez nous, à Fiesole.
Loïc le salua pour la forme. Leur investigation virait à l’album de famille et ses douleurs prenaient le pas sur toute autre considération.
— Marcello a vu quelque chose, ajouta-t-elle.
Ne pas parler, ne pas bouger. Laisser le malaise se dissoudre en lui pendant que les médocs faisaient leur effet. Il ne comprenait pas quel pouvait être ici le scoop : le concierge de l’hôtel venait de leur confirmer qu’il n’avait pas vu un citoyen africain depuis des semaines.
— Ça ne s’est pas passé ici, précisa Sofia comme si elle lisait dans ses pensées. Raconte, Marcello.
— Il était neuf heures du matin, attaqua l’Italien dans un français parfait. Je sortais de Comeana, le village où je vis, à quinze kilomètres de Florence.
— Et alors ? grogna avec impatience Loïc, qui sentait la crise empirer au lieu de se calmer.
— Aux environs de Signa, j’ai aperçu plusieurs voitures dans un sous-bois.
— Tout le monde pouvait les voir de la route ?
Marcello eut un sourire accompagné d’une courbette — dans son programme génétique, l’un n’allait pas sans l’autre.
— Au contraire, elles étaient cachées. Je vous parle d’un raccourci que je prends quand je suis en retard.
Un signe de tête : « Continue. »
— Près des véhicules, il y avait des types costauds, genre gardes du corps. Puis, plus loin, des hommes en costume qui parlaient. C’était une scène assez étrange, ces personnages bien habillés qui discutaient sous les arbres. J’ai alors remarqué une voiture que je connaissais : la Maserati du signor Montefiori. Je ne pouvais pas me tromper : j’en ai pris soin durant des années. Je me suis alors penché et j’ai vu, à travers les feuillages, il Condottiere !
Loïc tenait ses mains dans les poches pour maîtriser ses tremblements. Il avait la gorge si sèche qu’il avait l’impression d’avoir bouffé du feu. Son cœur tapait sous ses côtes — tap-tap-tap… Du sang-froid, putain. Du sang de glace !
— Ça va ?
Sofia venait de lui poser la main sur le bras. Il avait envie de la gifler.
— Pourquoi ça n’irait pas ?
Il se tourna vers Marcello et lui ordonna, tel un flic s’adressant à un vulgaire malfrat :
— Continue. Y avait des Noirs parmi eux ?
Le maître d’hôtel eut une expression de surprise :
— Non. Pourquoi des Noirs ?
— Les autres hommes, tu les avais déjà vus ?
— Oui, j’en connaissais un.
Loïc se cambra : on lui passait les vertèbres au mixeur. Son visage était dévoré de tics — il sentait ses traits lui échapper, partir de travers. Il avait posé la question au hasard, sans s’attendre à la moindre réponse positive.
— Qui c’était ?
Marcello eut un sourire : malgré l’attitude déplaisante du Français et la présence de la comtesse qui l’intimidait, il conservait une voix posée et dévouée.
— Florence est une petite ville. J’y suis né, j’y mourrai. On finit par connaître tout le monde…
— Qui c’était, putain de dieu !
— Calme-toi, Loïc.
Loïc essuya la sueur sur son front et fit un pas en arrière, façon de dire à sa compagne : « À toi de jouer. »
— Qui était-ce, Marcello ?
— Giancarlo Balaghino.
— Le type des déchetteries ?
— Lui-même.
Sofia se tourna vers Loïc : il avait besoin d’une traduction.
— Balaghino est très connu à Florence et il a mauvaise réputation. Il est apparu dans les années 80 en faisant fortune dans le traitement des déchets. Après plusieurs années de prison, il a engagé des anciens taulards pour collecter les ordures et travailler dans ses usines de recyclage. En apparence, un bel exemple de réinsertion, mais personne ne sait au juste ce que faisaient ces types, ni quels étaient les rapports de Balaghino avec les mairies. On a toujours parlé de pots-de-vin, de fonds publics détournés, de racket… La routine en Italie.
Tout ça ne cadrait ni avec le Congo ni avec un trafic d’armes.
— C’était un ami de Giovanni ?
— Non.
— Un ennemi ?
— Mon père n’avait ni ami ni ennemi. Seulement des partenaires.
Ces formules toutes faites semblaient particulièrement creuses maintenant que le ferrailleur était au fond du trou.
— Tu l’as déjà croisé à Fiesole ?
— Jamais. Ce type pue le soufre et même si mon père n’était pas un ange, il ne se serait jamais affiché avec une telle pourriture.
— Pourquoi a-t-il fait de la taule ?