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Marcello intervint — il semblait heureux d’être tout à coup intégré à l’équipe des enquêteurs les plus chics de Florence.

— Si je puis me permettre, souffla-t-il, Balaghino appartenait aux NAR, les Noyaux armés révolutionnaires, une des branches militaires de l’extrême droite italienne pendant les années de plomb. Il était surnommé il Nazista. Il a été arrêté pour un hold-up à main armée. Ensuite, on a voulu lui mettre d’autres coups sur le dos, comme le meurtre d’un journaliste et l’attentat de la gare de Bologne, mais il a été blanchi. En Italie, impossible de démêler le vrai de la légende.

Loïc se sentait perdu mais au moins ses courbatures et tremblements diminuaient enfin. Peut-être, après tout, ferait-il mieux d’aller piquer un somme dans un des fauteuils du hall…

— À part mon père et Balaghino, ce matin-là, qui y avait-il d’autre ? reprit Sofia.

— Un seul autre homme. Costaud. La quarantaine. Blond, la peau très pâle. On aurait dit un Suédois, quelque chose comme ça…

— Tu l’avais déjà vu ?

— Jamais.

— Que peux-tu nous dire d’autre ?

Marcello eut un sourire onctueux, celui du majordome toujours en avance d’un service :

— J’ai relevé le numéro de sa voiture.

— Comment sais-tu que c’était la sienne ?

— Au moment où je passais, il est allé chercher un dossier dans un des véhicules. Une Marea. Tout ça me semblait très… étrange.

— Tu nous le donnerais ?

Marcello sortit un petit papier plié en quatre, comme s’il le gardait dans sa veste depuis la fameuse matinée en attendant la comtesse.

— Tu témoignerais chez les flics ? demanda-t-elle en l’empochant.

— Non, vous le savez bien.

Sofia sourit et regarda Loïc : il se sentait partir. Il dut même s’appuyer à une table roulante pour conserver son équilibre.

— Merci, Marcello.

— Pour votre père…

Le maître d’hôtel allait tout gâcher avec quelque phrase convenue mais il se ravisa, se souvenant sans doute de la petite fille qui jouait dans les jardins de Fiesole — déjà pas le genre à s’apitoyer sur elle-même ni sur les autres.

Elle l’embrassa sur la joue. Loïc vit l’instant où le grand échalas allait fondre en larmes. Pour faire bonne mesure, il le salua à la dure, d’un signe du menton, en prenant l’air remonté d’un caïd. Complètement ridicule.

Ils sortirent du palais et marchèrent vers leur voiture, faisant crisser le gravier sous leurs pas. Malgré sa décrépitude, Loïc revit, comme un point lointain à l’horizon, ces moments féeriques qu’ils avaient partagés, elle et lui, en Toscane, goûtant ensemble cette paix antique qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

En déverrouillant les portières, Sofia cracha :

— Soit tu te calmes, soit tu reprends de la coke, mais tu me fais plus un plan pareil.

52

— Je peux pas croire que j’aie fait ça, patron.

— Ça t’arrange aussi, non ?

— Chef, on risque la vie du convoi, là.

14 heures. Depuis l’attaque éclair du matin, de l’eau avait coulé sous les barges. La fusillade n’avait duré que quelques secondes et personne n’avait compris ce qui s’était passé. Selon les soldats embarqués, les Tutsis étaient à tribord du fleuve, c’est-à-dire à droite, les troupes régulières des FARDC et les Hutus à bâbord, à gauche. Au milieu, les civils allaient morfler encore une fois — à commencer par les barges qui constituaient de vrais réservoirs : vivres, victimes, richesses (relatives) à piller. Le capitaine du Vintimille avait fait passer le mot : pas d’arrêt à Lontano. Prochain stop cinquante kilomètres au nord.

La seule idée qui était venue à Erwan : un sabotage. Salvo prétendait s’y connaître assez en mécanique pour provoquer une panne et forcer le train flottant à s’arrêter aux environs de Lontano. Il s’était glissé dans la salle des machines et en était ressorti une heure plus tard, l’air terrifié.

— J’aime pas ça, patron. On a joué les farceurs, là, et les démons, ils…

— On va s’arrêter ou non ?

— J’ai bloqué l’arrivée d’huile. Va y avoir surchauffe. Même sur ce rafiot, les voyants vont s’allumer. De tout’ façon, ça va puer la mort. Le capitaine stoppera le moteur et vérifiera lui-même.

— Combien de temps pour la réparation ?

— Avec le refroidissement des moteurs, trois heures environ.

— Il ne se laissera pas dériver ?

— Non. Lontano est connu pour ses courants : faudra qu’il mouille. J’aime pas ça, papa. J’aime pas ça…

— Arrête de gémir. Tu dois bien livrer là-bas, non ?

Salvo confirma à contrecœur. Erwan était verrouillé sur sa décision. Son père n’aurait pas hésité une seconde à mettre en péril la vie de plusieurs personnes pour faire aboutir une enquête ou réussir une opération. Ce sang implacable coulait dans ses veines.

Des cris s’élevèrent. Les passagers cachés sous les bâches depuis les coups de feu se pressèrent au bord du pont, criant, tendant leur index, se cachant les yeux. Erwan suivit le mouvement et fixa le point sur la rive qui venait de provoquer cette agitation. Rien à signaler. La berge offrait la sempiternelle ligne verte striée de noir.

Puis, soudain, il vit.

Des pieux dépassaient des joncs. Des pieux hérissés de têtes tranchées. Les gorges sanglantes dessinaient des collerettes atroces — à la manière des fraises plissées sous Henri IV. À mi-hauteur de chaque perche, des organes génitaux étaient cloués. Les corps des ennemis réduits à leur plus simple expression…

— Les Tutsis, murmura Salvo, la voix tremblante. On entre sur leur territoire.

Trop tard pour revenir sur leur projet d’abordage foireux. Erwan leva les yeux vers le four à pain rouillé qui constituait la cabine du capitaine. On distinguait derrière la vitre sa gueule de gargouille. Dans ses yeux, un éclat de satisfaction. Plus que jamais, il devait se féliciter d’avoir renoncé à la prochaine station — sans savoir ce qui l’attendait. Sans doute devinerait-il l’embrouille du Blanc mais il serait trop tard pour s’en préoccuper. L’urgence serait de stopper les moteurs, de déjouer les courants, de réparer l’avarie.

Erwan retourna à sa place, comme tout le monde. En quelques minutes, l’Afrique et sa fournaise reprirent leurs droits. Ciel gris et brûlant. Rives molles et monotones. On aurait pu croire que les totems n’avaient pas existé, que les occupants du convoi avaient été victimes d’une hallucination collective. Bientôt, le pouvoir hypnotique du fleuve fut le plus fort. Chacun s’endormit sous sa bâche ou sombra dans une morne indifférence. L’idée même que cette foule était surexposée, que les Tutsis étaient tout proches, prêts à la prendre pour cible, était vaincue par la monotonie du voyage et la puissance de la chaleur.

Comme mû par une prémonition, Erwan se réveilla et remarqua des signes avant-coureurs de la ville ancienne. Carcasses d’avion embourbées. Ossatures de villas, couvertes de lianes et de boue séchée. Rivage jonché de poissons crevés, de filets déchirés : on aurait juré que les pêcheurs et leurs familles avaient pris la fuite quelques heures auparavant.

Salvo dormait encore.

— On arrive ! lui cria Erwan à l’oreille en le secouant.

— Et alors ? demanda le Black en ouvrant un œil.

— Et alors aucune panne à l’horizon.

— Tu sens pas l’odeur ?

Depuis deux jours, ils vivaient dans une asphyxie de gasoil : Erwan n’aurait pas détecté un cadavre en décomposition sous son cul. Mais Salvo avait raison : une puanteur de brûlé couvrait les effluves de carburant. Les moteurs chauffés à blanc devaient être au bord de l’explosion. Il sortit de l’auvent et chercha du regard le capitaine : plus là. Sans doute déjà dans la salle des machines, à essayer de détecter le problème avec son mécano.