À cet instant, le moteur vrombit, le convoi ralentit — sabotage réussi.
Tout le monde s’anima — personne ne savait si les barges allaient finalement s’arrêter mais dans le doute, on se tenait prêt. Le capitaine revint à la barre, les traits durcis par la colère. Sur sa face lacérée, Erwan lut deux vérités : la première on allait mouiller à Lontano, la deuxième on réglerait ça plus tard, avec le mzungu.
Un ponton à fleur de vase. Toujours le même modèle : mi-eau, mi-ombre, bois pourri et pilotis rongés, familles attendant les leurs, pirogues stationnant en vue d’un commerce quelconque. Aucun lien entre cette scène domestique et le danger imminent.
— Tu sais où est le dispensaire ? demanda Erwan en bouclant son sac.
Salvo serrait plus que jamais sa valise sur son torse.
— T’as pas l’air de comprendre, chef. Lontano, c’est un champ de ruines. Le dispensaire est dans la forêt. Ça veut dire qu’on doit traverser la ville, qu’on doit négocier avec les Tutsis, qu’on…
— Y a ta valise, non ?
— On sait jamais. Faut aussi espérer qu’il y a le compte à l’intérieur, qu’y sont pas bourrés, que les esprits sont avec nous…
15 h 10. Ils s’enfouirent parmi la masse qui débarquait alors que d’autres déjà essayaient de monter. On déchargeait des vivres, des barils, des caisses, des sacs à profusion. Personne n’avait l’air de se soucier de se faire repérer. À ce stade, il n’y avait plus de discrétion possible. Les Tutsis décideraient de leur sort. La roulette africaine : un barillet presque complet.
Enfin, ils sautèrent sur la berge. Tout baignait dans une lumière végétale, féerique. Les troncs des arbres, la terre, les planches du ponton, tout paraissait abriter une sève émeraude, précieuse, luminescente.
Avant Lontano, la ville morte, il y en avait une autre, bien vivante : une cité lacustre faite de pneus, de bouts de bois, de bâches plastique, tenue par des hommes amphibies. Parmi eux, quelques soldats en bottes de jardinier : péage. L’extorsion était inévitable mais Salvo s’en tira a minima. Il avait rangé son bâton : on pénétrait dans l’univers de la Kalach.
Par réflexe, Erwan jeta un regard au Vintimille. Aucune certitude sur la durée de réparation mais dès qu’il pourrait repartir, le capitaine mettrait les gaz sans attendre qui que ce soit. Tant pis si le Blanc n’était pas de retour. Ou plutôt tant mieux.
Ayant retiré leurs chaussures et retroussé leurs pantalons, ils s’enfoncèrent avec les autres dans les méandres marécageux. Des déchets leur fouettaient les mollets, l’eau était tiède comme de la pisse. Ils marchèrent ainsi près d’un quart d’heure, alors que leurs compagnons disparaissaient les uns après les autres, jouant les passe-murailles à travers les joncs et les feuilles. Personne ne se souciait de rejoindre la cité en ruine, droit devant, occupée par des troupes sanguinaires.
Sur un promontoire, des soldats apparurent, fusil braqué, œil dans le viseur. Salvo s’agita en criant et en montrant sa valise. Erwan suivait toujours. Un souvenir incongru sourdait dans son cerveau : Loïc, dans ses délires bouddhistes, lui répétait souvent que l’on n’est peut-être que le produit d’un rêve.
Il avait l’impression en cet instant d’être craché par un pur cauchemar.
53
On les laissa remonter la piste, sans même leur réclamer un dollar. Des vestiges d’architecture filtraient sous la végétation. Murs asphyxiés par le lierre, toits-terrasses effondrés, gravats couverts de feuilles. Des claustras découpaient les rayons du soleil en carrés ou losanges, des fragments de toitures révélaient des couleurs usées par les pluies : rose pâle, vert d’eau, bleu ciel…
Alors qu’Erwan avait cru s’éloigner du fleuve, ils se retrouvèrent à nouveau sur la berge : un sentier coincé entre arbres et roseaux formait un chemin de halage. Les bruissements de la jungle les surplombaient comme dans une gigantesque volière.
— Par là, chef.
Salvo n’avait plus de voix. Seulement un filet qui traduisait ce qui restait de sa bravoure. Bizarrement, ils avançaient seuls dans ce no man’s land. Parfois, des villas fantomatiques se dressaient face aux eaux : les anciennes demeures des Blancs Bâtisseurs. Hormis les murs rongés, il n’en restait rien : stores, tuyaux, meubles, châssis, tout ce qui avait pu être volé avait disparu. Même les boîtes de climatisation avaient été dérobées — les façades portaient encore leur marque, comme des cadres monochromes délavés.
— Les derniers pillages datent des années 90, expliqua Salvo en chuchotant, quand Mobutu payait plus ses soldats. Ils ont tout pris…
Un sentier s’insinuait sous le treillis des lianes.
— Des gens habitent encore ici ? demanda Erwan à voix basse.
— Personne à part les Tutsis. Les maisons sont toutes piégées. Tu entres, une cage se referme sur toi. D’aut’ fois, t’es obligé de ramper pour passer et tu restes coincé à mi-corps. De l’autre côté, le Tutsi t’étrangle si tu lui plais pas.
Un martèlement se fit entendre.
— C’est quoi ? s’inquiéta Erwan, la gorge sèche.
— Les femmes des Tutsis. Elles appellent les esprits avant le combat.
— Je croyais qu’ils étaient chrétiens.
— Rien à voir. C’est pour la bataille.
Des cris s’élevèrent, suraigus comme des sifflets, proches des youyous sahéliens. Impossible de dire s’il s’agissait de gémissements de désespoir ou de cris d’allégresse. Les arbres s’étaient refermés sur eux, ne leur accordant qu’un demi-jour glauque et mouvant. Erwan ne songeait plus à regarder sa montre. Tout était vert. Les mousses couvraient les vestiges comme une fourrure. La vie végétale circulait dans le moindre conduit, sous la moindre fondation.
Enfin, ils les découvrirent.
Elles étaient assises en rond, devant un tumulus de feuillages, psalmodiant leur prière. Un chèche noir dissimulait leurs traits. La version africaine des sorcières de Macbeth. Erwan imaginait que leurs bras étaient des racines, leur visage une araignée.
— T’as le fric, missié ?
Il se retourna : trois soldats impeccables le braquaient. Grands, minces, vêtus d’un uniforme kaki serré à la taille par une ceinture portant cartouchière, arme de poing et couteau. Chacun coiffé d’un béret rouge et chaussé de bottes de caoutchouc trop grandes qui prêtaient à sourire.
Mais les visages coupaient court à toute gaieté : des gueules d’os et de haine, des yeux injectés de sang qui leur sortaient littéralement des orbites. Soit ces types étaient défoncés, soit ils étaient fanatisés jusqu’à la folie. Dans tous les cas, ils avaient dépassé un point de non-retour.
— Où est le fric, missié ?
Erwan n’entendait plus les litanies des femmes. Encore une fois, son esprit avait lâché la réalité comme un alpiniste dévisse d’une paroi. Il ne sentait plus les moustiques ni la chaleur accablante, ne percevait plus les voix des soldats ni le bourdon des insectes, qui couvrait tout comme un dôme.
— Missié…
Enfin, au fond de son cerveau, un signal d’alarme s’alluma. Il manquait un élément au tableau, une pièce cruciale de la scène : Salvo avait disparu.
54
Les soldats n’avaient pas écouté ses explications : on lui avait pris son sac et son passeport, lié les mains puis on l’avait invité, avec des manières et des politesses outrancières, à se mettre en marche. Erwan faisait des efforts pour se convaincre de sa situation — désespérée. Salvo s’était fait la malle avec l’argent. Pourquoi avoir attendu d’être en territoire tutsi pour disparaître ? Son plan devait être mûri de longue date et lui-même, d’une manière ou d’une autre, en faisait partie.