Il jeta un regard à sa montre — on ne lui avait pas attaché les mains dans le dos : presque 16 heures. Qu’est-ce que ça signifiait maintenant ? Avait-il la moindre chance de s’en sortir ? Si Maillot Jaune avait voulu le buter, il ne s’y serait pas pris autrement.
Ils parvinrent dans une clairière qui avait dû être la grand-place de Lontano. Au centre, un socle érodé ne supportait plus aucune sculpture. Autour, des ruines monumentales, des seuils amples aux larges marches, des galeries aux colonnades carrées… Les vestiges d’une cité antique repeints en vert. Sur une des façades, on pouvait lire, en lettres roses : LA CITÉ RADIEUSE. C’était là que son père dansait avec sa mère, chaque samedi soir, alors qu’un tueur en série terrifiait la communauté. Erwan était sur les lieux mêmes des crimes de jadis mais il arrivait beaucoup trop tard.
Des dizaines de soldats filiformes se déployaient, arme au poing. Flottant dans leur uniforme, ils semblaient aiguisés à la pierre à huile. Figure étroite, nez aquilin, pommettes en silex. Leurs yeux mangeaient toute la partie supérieure du visage. Détail surprenant : ils possédaient des fusils MK 12 Special Purpose Rifle, spécifiques aux soldats de l’US Navy.
Erwan se souvenait des horreurs qu’il avait lues sur le site de Radio Okapi ou dans les ouvrages consacrés aux guerres au Congo — viols, tortures, cannibalisme… Ces soldats ressemblaient à des étudiants disciplinés mais ils étaient capables d’actes monstrueux, en rupture totale avec toute notion d’humanité. De purs psychopathes en uniforme repassé.
Deux gradés et un homme vêtu d’un jean et d’une chemise western, tenant un bloc-notes, s’avancèrent vers lui.
— Où est mon argent ? demanda en français l’officier qui avait l’air le plus cool.
— C’est Salvo qui l’a, répondit Erwan sans réfléchir.
Le Tutsi hocha lentement la tête, alors qu’un sourire s’insinuait sur ses lèvres. Il portait aux épaules les insignes de colonel et devait posséder une solide formation universitaire. Esprit des Morts en personne. Combien de génocidaires avaient été formés à la Sorbonne ou sur les campus d’Oxford ?
— Salvo…, murmura-t-il. Comment faire confiance à un Banyamulenge ? (Il se tourna vers le cow-boy.) Combien il nous doit, James ?
Le comptable ouvrit son carnet :
— Trois cent quatre mille dollars, mon colonel.
Nouveau mouvement de la tête. Esprit des Morts feuilletait lentement le passeport d’Erwan, comme s’il s’agissait d’un livre d’images merveilleuses.
— Comment tu vas nous rembourser, chien de Français ?
— Je n’ai rien à voir avec cette histoire. Salvo était mon guide, c’est tout.
— Guide pour où ?
— Le dispensaire de sœur Hildegarde.
Le colonel éclata de rire alors que ses hommes restaient aussi sérieux que des évêques en plein concile. Aux quatre coins de la clairière, de longues boîtes métalliques s’empilaient comme des cercueils. Une d’elles, entrouverte, laissait voir un fuselage couleur kaki et une poignée de portage. Un lance-missiles. Même à cette distance, Erwan reconnaissait le profil spécifique des FGM-148 Javelin, machines à détruire américaines qui avaient fait leurs preuves contre les chars irakiens.
— Tu veux aller voir la Vieille ?
— À moins que vous l’ayez déjà tuée.
D’une manière incompréhensible, Erwan cherchait à le provoquer. Il était mal tombé : Esprit des Morts semblait très relax. Physiquement, il ne possédait aucun trait particulier. Un Tutsi ordinaire, ni plus maigre ni moins halluciné que les autres.
— On la protège. C’est elle qui nous soigne après les accrochages. C’est une sainte, c’te femme-là. Chaque dimanche, je demande à mes fidèles de prier pour elle.
— Vous… tu es prêtre ?
— Pasteur adventiste du 7e jour, fit-il avec un large sourire. C’est parce que Dieu est avec nous que nous avons pu nous imposer.
Erwan désigna les caisses :
— C’est lui qui vous a envoyé ce matos ?
Le colonel glissa le passeport dans sa poche de poitrine et cala ses poings sur ses hanches — un soldat en plastique, à échelle humaine. Son regard exprimait une malice distanciée, la certitude d’un homme qui tient le monde dans sa main.
— Pourquoi pas ? Nous menons une sainte croisade pour reprendre nos terres.
— Tu veux dire vos mines.
Esprit des Morts ne réagit pas à la nouvelle provoc et fit quelques pas, dans un sens, puis dans l’autre, à la manière d’un professeur qui réfléchit à la meilleure sanction à infliger à son élève.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? reprit-il.
— Je suis flic, riposta Erwan en jouant la franchise. J’enquête sur une histoire vieille de quarante ans qui s’est passée ici même, à Lontano.
Le génocidaire fixait son interlocuteur pour capter où était le mensonge. Une fantaisie pareille ne pouvait être qu’un conte. Ou bien alors le mzungi était fou.
— Je me moque de votre guerre, insista Erwan. Je veux simplement gagner le dispensaire, interroger la sœur et remonter sur le Vintimille le plus vite possible.
Aucune réaction de la part du Tutsi. Ses pupilles brillaient sous ses paupières mi-closes. Erwan n’en avait plus pour longtemps et cette pression l’empêchait de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à l’instant présent. Pas de souvenirs ni de regrets au seuil du gouffre.
— Où est Salvo, missié Morvan ?
— Aucune idée, je te le répète. Tu peux me torturer, je n’en sais pas plus.
Esprit des Morts fit un bref signe de tête. Aussitôt, son acolyte en uniforme dégaina une arme de poing et la braqua à hauteur du front du Français — Erwan crut reconnaître un Heckler & Koch USP. Qui avait vendu de telles armes à ces tueurs en série ?
— Tu viens de Tuta ? demanda le pasteur.
— Avec les barges, oui.
— T’as vu les gars du FARDC ?
— Non.
— Les Maï-Maï ?
— Non.
— Personne d’autre ?
Erwan décida d’oublier les kadogos et leurs cadavres.
— Pas un soldat depuis Tuta.
Le chef tutsi déploya un large râtelier de dents blanches. Ses gencives étaient rouges comme la pulpe d’une pastèque. Les changements d’humeur, les ruptures de tempo : Erwan commençait à avoir l’habitude.
— Y nous cherchent, patron…, susurra le colonel avec un soudain accent de broussard. Y nous cherchent mais Dieu nous cache… (Il retrouva son air grave.) Je te pose la question une dernière fois : où est Salvo ? J’ai pas trop le temps de plaisanter, là : on a une attaque à préparer.
— Vous n’allez pas utiliser les Javelin ?
Erwan venait de saisir une vérité. Ces troupes étaient sur le pied de guerre — tout ce qui pouvait tirer et détruire était de sortie. Or, les lance-missiles restaient dans leurs caisses. Les Tutsis ne savaient pas s’en servir.
Esprit des Morts haussa un sourcil. Pour une raison ou une autre, ils avaient reçu ce matériel sans le mode d’emploi — ou ils ne l’avaient pas compris.
— Tu connais ces trucs ? demanda-t-il en s’approchant.
— Avant d’être flic, j’étais militaire.
En Guyane française, il avait assisté à des séances d’entraînement impliquant ces FGM-148 propulsant des missiles Javelin à autoguidage infrarouge.