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— Ça va, finit-il par grogner. Vous êtes bien sœur Hildegarde ?

— Qui d’autre ? fit-elle, exaspérée. Et toi, qui es-tu ?

— Je m’appelle Erwan Morvan. Je suis flic à Paris… le fils de Grégoire Morvan.

— C’est une blague ?

— J’ai l’air d’une blague ?

— Franchement, oui, rétorqua-t-elle en le toisant. Et de mauvais goût.

Dehors, les déflagrations, les crépitements s’espaçaient.

— Laisse-moi t’examiner.

— C’est bon, j’vous dis !

Sœur Hildegarde suspendit son mouvement, l’air féroce : elle lui avait tendu la main, il la rejetait, il n’y aurait pas de deuxième chance. Elle se dirigea vers une table roulante où s’alignaient des instruments chirurgicaux à moitié rouillés.

Erwan voulut s’approcher mais elle l’arrêta d’un regard :

— Retire tes chaussures.

— Quoi ?

— Retire tes putains de chaussures boueuses !

Il s’exécuta — dérisoire mesure d’asepsie dans cette salle qui ressemblait à un hangar à vélos. Il en profita pour se délester de son MK 12 et de son sac à dos.

— Comment tu es arrivé ici ?

— Les barges.

— Quelle est la situation dehors ?

— Les FARDC ont commencé à frapper.

— Il y avait des rumeurs, dit-elle pour elle-même, mais je n’étais pas sûre… Les Congolais ont acquis de nouvelles armes.

Avec son accent germanique, sœur Hildegarde faisait marcher ses syllabes au pas, et en bottes lourdes. Réflexion faite, elle devait plutôt être néerlandophone.

— Vous vous trompez : ce sont les Tutsis qui ont reçu du matériel.

Elle rit de bon cœur. Elle avait une dentition parfaite qui tranchait avec son masque gris. En une pensée réflexe, Erwan associa ces dents superbes à une hygiène de vie à l’allemande. Baignades matinales dans la rivière, gymnastique dans la forêt.

— Les trafiquants fournissent les deux armées. Un voyage, deux paiements. On gagne sur tous les tableaux.

Il comprenait mieux la puissance de l’attaque adverse.

— Qui vend ?

— Impossible à savoir. Ici, y a pas de feu sans fumée. T’as croisé les Tutsis ?

Il acquiesça en cherchant toujours son souffle. Elle attrapa une bouteille de white-spirit et arrosa ses outils.

— Ils t’ont laissé la vie ?

— Le bombardement m’a sauvé.

— Remonte sur tes barges. Esprit des Morts ne te lâchera pas.

— Oubliez-le. Il n’a jamais si bien porté son nom.

Elle gratta une allumette et la balança sur les instruments qui s’embrasèrent d’un coup. Les flammes avaient valeur d’épitaphe.

— Qu’est-ce que tu veux ? Tu tombes au pire moment.

— Je suis venu vous poser des questions.

— Sur quoi ?

— Sur l’Homme-Clou, le meurtrier des années 70.

Elle saisit d’autres bistouris et les plaça à mains nues dans le brasier orange et bleu. Elle semblait insensible aux brûlures.

Face à son silence, Erwan continua :

— J’ai parcouru sept mille kilomètres pour obtenir ces réponses et je n’ai pas le temps de vous expliquer mes motivations.

Elle ouvrit un vieil autoclave et y fit glisser les instruments qui crépitaient comme des bananes flambées. Toujours aucun signe de douleur.

— Écoute, mon joli. Tu entends dehors ? Dans quelques minutes, le dispensaire va regorger de blessés. Si tu crois que j’ai le temps pour ces vieilles histoires…

— Quelques questions, ma sœur, et je disparais…

Elle attrapa une scie. Allumette. Autoclave. Dans d’autres circonstances, tout ça aurait prêté à rire : une petite vieille faisant sa vaisselle infernale… Pris d’épuisement, Erwan s’écroula sur un des lits de camp. Le sang et la boue se fondaient avec sa sueur en une tourbe organique.

— Vous n’avez aucun malade ? s’étonna-t-il en contemplant la salle.

— Les jours de consultation, j’ai une queue de plusieurs centaines de mètres devant ma porte, dès cinq heures du matin. Ici, tout le monde est malade, tout le monde est blessé, à l’extérieur comme à l’intérieur. Mais je ne garde personne plus d’une journée. Cette guerre est un naufrage. À chaque avarie, on écope, on colmate. Le jour suivant, une autre brèche s’ouvre et on remet ça.

Comme pour ponctuer sa phrase, une détonation fit trembler les murs.

— Vous ne vous mettez pas à l’abri ? Vous n’avez pas peur ?

— Je fais confiance à Dieu. Il m’a confié un travail, je dois le finir.

Sœur Hildegarde n’avait pas l’air au courant : Dieu avait quitté le Congo depuis longtemps.

— Les Tutsis ne vous menacent pas ?

— Menacer de quoi ? (Elle eut un rictus.) Me violer ? Me tuer ? Je les soigne. C’est moi qui pourrais les menacer.

Elle boucla l’autoclave et s’essuya les mains sur sa robe. Enfin, elle émit un soupir et parut se résigner à la présence d’Erwan. Nouvelles explosions, rafales en pointillé.

— Tu veux du café ? demanda-t-elle soudain, sur un ton plus amical.

Peut-être une invitation à poser ses questions…

— Je veux bien, merci.

Elle plaça une cafetière italienne sur un bec Bunsen qu’elle alluma avec des gestes secs et précis. Toujours blottis dans un coin de pénombre, immobiles, les Noirs en blouse semblaient attendre un signal pour s’animer. Elle revint vers le Français avec deux gobelets de métal cabossé.

— Sucre ?

— Ma sœur…

Elle s’assit sur le lit en face de lui — deux blessés de guerre qui essayaient de faire salon.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

57

Il décida de commencer par Morvan.

— Je ne l’ai pas connu… directement, répondit-elle après avoir bu une gorgée. Je l’ai aperçu au dispensaire quelques fois, rien de plus. Tout ce que je savais de lui, c’était ce que m’en disait Catherine. Il était très malade. (Elle se tapota la tempe de l’index.) Il avait des sortes de… crises. Fièvre, tremblote, et surtout violence.

— C’est durant ces crises qu’il la frappait ?

Elle alluma une cigarette épaisse — sans doute du tabac brun.

— Cathy prétendait qu’il fallait le soigner.

— Pourquoi « prétendait » ?

— Elle avait le syndrome de la femme battue. Elle lui trouvait encore des excuses, des pathologies… Selon elle, il avait des hallucinations, il entendait des voix.

— On m’a parlé d’un psychiatre.

— Michel de Perneke. J’ai repris son bureau à la clinique Stanley mais je ne l’ai jamais croisé. Cathy se méfiait de lui. Elle disait qu’il était dangereux, qu’il manipulait Grégoire, qu’il tenait Lontano dans ses mains…

Il faillit évoquer le dossier constitué par le psy, abandonné à la clinique. Non, trop tôt. D’abord établir un lien de confiance avec la sœur de charité.

— Elle espérait peut-être le soigner elle-même ?

— Elle était la plus mal placée pour le faire.

— Pourquoi ?

— Elle était, d’une certaine façon, sa maladie.

— Je ne comprends pas.

— Vous connaissez l’histoire de votre père ?

— De quelle histoire parlez-vous ?

— Sa naissance, son enfance, ses origines.

Il allait répondre par l’affirmative quand il se rendit compte qu’il ne possédait que quelques fragments : orphelin né dans les Côtes-d’Armor, père marin-pêcheur mort dans un naufrage, mère tuberculeuse emportée trois ans après sa naissance, en 1948. Sans doute un tissu de mensonges mais curieusement, Erwan n’avait jamais remis en cause cette partie du mythe Morvan. D’ailleurs, le Vieux n’en parlait jamais. « Aucun intérêt », précisait-il.