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— Mon père est toujours resté discret sur ses premières années. Il…

Elle se leva et fouilla dans une armoire métallique bourrée de papiers poussiéreux, de dossiers vermoulus. Elle en extirpa un classeur toilé bouclé par une sangle puis revint le poser à côté de lui, sur le lit de fer.

— Ne perdons pas de temps : tout est là-dedans. De Perneke avait commandité une enquête sur votre père en France.

Erwan ne pouvait quitter des yeux le dossier : son apparition tenait du prodige. Au fond de lui, il avait toujours craint que ces documents n’existent plus.

— Je n’ai pas le temps de tout lire maintenant, balbutia-t-il.

— Prenez-le. Après tout, vous êtes de la famille.

Il posa sa main tremblante sur la couverture. Une boîte de Pandore.

Sœur Hildegarde ne s’était pas rassise.

— Maintenant, laissez-moi. (Elle dressa un index en l’air.) Vous entendez le silence ? La fête est finie. Ils vont tous débouler.

— De l’autre côté du fleuve, qui les soigne ?

— Je n’en sais rien.

— Une ONG ?

Elle eut une grimace de dégoût qui découvrit ses dents parfaites. Il réalisa, avec un temps de retard, que son visage avait dû être magnifique. Un mannequin nordique, blonde, vigoureuse, glacée. Un physique à la Leni Riefenstahl lorsqu’elle était à la fois la plus belle femme d’Allemagne et la cinéaste officielle des nazis.

— Il n’y a plus ici d’ONG ni d’aide d’aucune sorte. À l’instant où je vous parle, nous sommes les deux seuls Blancs à mille kilomètres à la ronde.

Cette remarque lui rappela sa situation. Où irait-il quand il aurait franchi ce seuil ? Il songea à son père — sœur Hildegarde ignorait qu’il y avait un autre Européen dans les environs — mais repoussa aussitôt l’idée de l’appeler à l’aide.

— Selon vous, demanda-t-il en se levant, qui a tué Catherine Fontana ?

— Tout le monde le sait : l’Homme-Clou.

— Ça ne pourrait pas être Morvan, dans un accès de fureur ?

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. La pauvre Cathy avait été… Enfin, elle était mutilée comme les autres.

— On aurait pu maquiller le crime. Vous ne vous rappelez pas quelque chose de suspect à propos des circonstances du meurtre ? Ou des évènements qui ont précédé cette nuit du 31 avril ?

Elle parut réfléchir.

— Non. Je me souviens de sa dernière journée : elle a quitté le dispensaire en fin d’après-midi et… mon Dieu, c’était il y a quarante ans !

Dehors, la brousse reprenait vie. Une cacophonie de cris, de bruissements, de craquements, annonçant le réveil des insectes et des animaux. Exactement comme après la pluie.

Elle se dirigea vers une autre armoire et en sortit une blouse stérile de toile plastique qu’elle enfila par le devant.

— Aidez-moi à la fermer.

Il s’exécuta avec difficulté — ses doigts tremblaient toujours.

— Il y a un homme qui pourrait peut-être vous aider, murmura-t-elle en guise de merci. Il s’appelle Faustin Munyaseza, un Hutu.

Erwan effectuait une course de relais : le témoin changeait de main mais la ligne d’arrivée restait inaccessible.

— Comment le pourrait-il ?

— À l’époque, il était le veilleur de nuit de la Cité Radieuse. On a raconté qu’il avait vu quelque chose.

— Quel rapport avec Cathy Fontana ?

— C’était une femme très secrète. Personne ne savait au juste où elle vivait, ni ce qu’elle faisait hors du dispensaire. Elle rencontrait Morvan dans cet hôtel.

— Vous voulez dire qu’ils se sont vus la nuit du meurtre ?

— Je crois. Je ne sais pas trop au juste : c’est si loin…

Un détail ne cadrait pas : l’infirmière et le flic débutant n’avaient certainement pas les moyens de se payer la Cité Radieuse. Par ailleurs, dans le contexte de terreur de l’époque, Morvan n’aurait jamais laissé Cathy rentrer seule, en pleine nuit. Ou bien avait-elle refusé qu’il l’accompagne ?

— Ce Faustin, il est resté dans le coin ?

— Et comment.

— Où je peux le trouver ?

— De l’autre côté du fleuve mais ce sera difficile de l’approcher.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il dirige les Interahamwe alliés aux FARDC. Les mortiers de tout à l’heure, c’est lui.

Il n’en sortirait jamais : ce conflit qui ne le concernait pas, qui l’horrifiait et auquel il ne comprenait rien ne cessait de se dresser devant lui. Quelle chance de trouver une pirogue pour traverser le Lualaba ?

— Ce Faustin, il a un nom de guerre ?

— Avec son prénom, il n’a pas cherché loin : il se fait appeler Méphisto.

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai vu grandir.

— Il répondra à mes questions ? Il se souviendra de cette période ?

— Si la drogue et les horreurs qu’il commet chaque jour ne lui ont pas détruit le cerveau, et surtout si vous avez beaucoup d’argent à lui donner.

Il songea à sa ceinture, de plus en plus mince, et à la valise de Salvo. Retrouver le salopard, l’abattre et lui piquer son fric. Erwan allait poser une nouvelle question quand la porte s’ouvrit brutalement.

Deux Noirs apparurent, en tenant un troisième, la cage thoracique arrachée. Erwan n’avait jamais vu ça : les côtes lui sortaient des chairs, la plèvre, déchirée, lui pendait sur les cuisses, les entrailles palpitaient à découvert alors que des morceaux de fer étaient fichés tout autour de la plaie béante.

Sœur Hildegarde bondit et donna un ordre en swahili. Les infirmiers s’activaient déjà. Après avoir ôté leurs bottes d’un coup de talon, les nouveaux venus posèrent le corps sur la table d’opération.

Erwan bouscula les soldats et les infirmiers pour s’approcher de la femme qui avait déjà enfilé des gants de chirurgie.

— Ma sœur, juste un mot, je vous en supplie…

Hildegarde saisit une bouteille d’alcool, en lança une giclée sur la blessure puis ouvrit son autoclave.

— Ma sœur !

— Foutez-moi la paix !

Elle pouvait encore lui révéler quelque chose, il le sentait. Il songea à l’autre sillon — le deuxième mystère de l’Homme-Clou.

— Vous connaissiez les familles qui dirigeaient Lontano ?

Pas de réponse. Les hommes tenaient la victime qui se tordait de douleur.

— Pourquoi Pharabot s’en prenait-il à elles ?

Toujours pas de réponse. La religieuse enfonçait une perfusion dans le bras de la victime.

— Pourquoi dessinait-il des schémas dans la boue ?

— Des arbres généalogiques.

— Quoi ?

Des compresses apparaissaient, épongeaient le sang, essuyaient les chairs brûlées, passant de main en main comme les cartes d’un jeu mortifère.

— Votre père en avait compris le sens général. Thierry Pharabot était lié aux clans de Lontano. Peut-être même appartenait-il à ces consanguins…

— Vous voulez dire qu’il était le fils d’une des familles ?

— Foutez le camp d’ici. Laissez-moi opérer !

Elle s’empara de ses instruments au fond de l’autoclave. Sur la table, le Tutsi s’était évanoui. Ou bien il était mort. Les deux autres l’observaient, les yeux hors de la tête. Ce n’était plus une opération mais un rite animiste, une cérémonie magique.

Erwan rangea le classeur toilé dans son sac à dos, attrapa son fusil et rejoignit la porte. L’air chaud du dehors, comparé à la fournaise de la salle d’op, lui parut presque frais. D’autres miliciens apportaient sur des civières de fortune des victimes en morceaux, baignant dans une boue de sang et de terre.