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Sac à dos sur une épaule, sangle de son MK 12 sur l’autre, il s’apprêtait à reprendre son errance quand il entendit la dernière chose à laquelle il s’attendait.

La corne de brume du Vintimille.

Même au cœur du chaos, les habitudes ont la vie dure : le pousseur repartait et il barrissait pour en avertir toute la brousse.

Erwan se mit à courir à toutes jambes vers le fleuve.

58

Le temps.

Il pouvait traverser Lontano et rejoindre le Vintimille en dix minutes. Il retrouvait la ville de lierre et de lianes quand, une nouvelle fois, le décor vola en éclats. Il n’eut que le temps de se jeter à terre. Le blast lui arracha les tympans. La tête dans les mains, il sentit s’abattre sur lui une pluie de latérite et de feuilles déchiquetées — c’était reparti pour un tour.

Sans réfléchir, il se remit debout, ramassa son sac et reprit sa course. Les sons — tac-tac-tac des fusils automatiques, claquements secs des tirs solitaires — lui paraissaient étouffés. Les images aussi étaient troublées — la réalité avait été froissée par des mains géantes.

Lontano, la ville verte, était devenue rouge, de toute la latérite retournée par les obus — des pelletées sur un cercueil. Pas un Tutsi à l’horizon : où étaient-ils ? Impossible, avec son ouïe en miettes, de repérer d’où venaient les coups de feu.

Nouvelle explosion. Encore plus proche.

Un bâtiment à quelques mètres partit en flammes. Les FARDC variaient les plaisirs, passant du mortier aux missiles incendiaires. Erwan reprit sa course, un peu plus sourd, un peu plus halluciné, espérant toujours suivre la bonne route. Sans cesser de se répéter : La berge, je peux la rejoindre en cinq minutes, la berge…

La place de la Cité Radieuse — des cadavres, des fondrières, des armes abandonnées. Nouvelle explosion. Grêle de caillasses et d’écorces. Où étaient les Tutsis ? Un soldat apparut, tirant à tout-va, les orbites noyées d’hémoglobine. Il lui fallut ce choc pour réaliser qu’il avait perdu son MK 12. Il dégaina son.45, arma la chambre et fit sauter la tête de l’aveugle d’une seule balle. Puis il reprit son chemin d’un pas chancelant.

Où étaient-ils, nom de Dieu ? Avaient-ils tous pris la fuite ? Au bout de la place, il reconnut le sentier qui menait au rivage. Quelques pas encore et il n’en crut pas ses yeux. La ligne de front était là, le long du fleuve, à l’abri d’une levée naturelle. Des centaines de soldats côte à côte tiraient sans discontinuer, se brûlant les mains sur leur Kalach, alors que des postes camouflés abritaient des mitrailleuses lourdes, dont les douilles giclaient aussi violemment que les balles dans la fumée.

Le plus beau, c’était la rive d’en face — le ruban vert monotone qu’Erwan se farcissait depuis deux jours offrait maintenant un foisonnement continu de flammes, d’explosions, de fumée : les tirs ennemis. Impossible de passer. Il se laissa choir au pied d’un arbre. Près de fondre en larmes, il réalisa que la nuit tombait déjà. Peut-être la chance qu’il n’espérait plus…

Il se releva une énième fois et reprit sa course, oubliant ses blessures, négligeant les soldats qui lui tournaient le dos, espérant passer entre les balles d’en face. Les ténèbres lui offraient l’illusion d’être invisible et protégé.

Encore cinq cents mètres pour atteindre l’embarcadère. Il trébuchait sur des fusils brisés, enjambait des corps — il repéra une Kalach à demi immergée et la ramassa. Il attrapa aussi des chargeurs et les fourra dans son pantalon, sentant la succion tiède de la boue sous ses doigts. Il progressait maintenant plus lentement, profitant des flashs des obus pour se repérer et mesurer la distance parcourue. Les FARDC étaient passés aux lance-roquettes façon afghane, avec lesquels ils arrosaient tout le rivage.

Un miaulement lacéra l’obscurité puis l’éclair d’une explosion éblouit une fraction de seconde son environnement immédiat, révélant deux Tutsis qui marchaient dans sa direction, arme au poing. Erwan plongea sur la droite, franchit le mur de roseaux et se laissa glisser dans la flotte, son sac à dos sur la tête.

Les soldats passèrent sans le voir. Il aurait pu les abattre mais une fatigue organique, overdose de sang et de mort, le paralysait. Tenant son sac et son AK-47 dans son pli d’épaule, il se mit à nager à l’indienne, longeant toujours la berge. Cent mètres plus loin, il regagna la terre ferme et se badigeonna le visage de latérite : rouge sur noir, moins visible encore. Son acuité semblait s’améliorer, malgré le bourdonnement des oreilles. L’adrénaline boostait ses fonctions vitales, réflexes compris…

Combien de mètres à couvrir encore ? Il enfila les bretelles de son barda, passa par-dessus la sangle du fusil-mitrailleur en bandoulière et se mit à ramper le long de la levée. Enfin, après avoir vérifié que la voie était libre, il enquilla de nouveau sur son trot de souris. Il était devenu un Maï-Maï, un esprit invisible.

Il réalisa que les zébrures de la voûte céleste n’étaient plus des explosions mais des éclairs. Aussitôt, les premières gouttes s’abattirent, si violentes qu’on aurait pu les croire tirées par les Congolais d’en face.

Enfin, sous ses pieds, les planches de l’embarcadère. Il accélérait quand un choc l’atteignit en pleine poitrine. Le souffle coupé, il chuta sur le dos, rebondissant sur son sac, se cognant la nuque sur les planches pourries.

C’est fini. Il allait crever entre bois et vase, dévoré par les crocos. Quelques secondes pour prendre conscience que sa douleur faiblissait. Il porta la main à son thorax, se palpa : pas de sang. Les gouttes de pluie claquaient sur son visage comme des étincelles de pierre à briquet. Il se retourna telle une tortue sur le dos et comprit enfin : la sangle de son fusil s’était simplement prise dans un des pilotis du ponton, le stoppant net dans son élan.

Il mit encore quelques instants à se dépêtrer puis repartit en vacillant de plus belle. Le Vintimille… Un pas puis un autre puis un autre encore…

Il allait découvrir les barges.

Il allait se jeter sur le pont.

Il allait…

Erwan hurla sous l’averse.

La jetée était vide : le Vintimille était reparti vers Tuta, le laissant seul en enfer.

II

KLEINER BASTARD

59

Cette fois, aucun doute : la guerre avait repris sur le fleuve, à une cinquantaine de kilomètres au sud. C’est-à-dire à Lontano. Il avait tenté d’appeler Erwan : pas de réponse. Salvo non plus. Morvan avait aussitôt pris sa décision : aller chercher son fils sous les bombes. Une chose qu’il avait apprise avec les années : on peut toujours négocier avec des hommes — surtout quand on est blanc et les autres noirs —, pas avec des obus ou des missiles tombant à l’aveugle. Erwan avait toutes les chances d’y passer.

Il avait envoyé Michel chercher une pirogue à moteur. Il avait appelé Chepik afin qu’il vienne les prendre au plus vite à Kongolo ou Kalemi, un atterrissage à Lontano étant désormais exclu — le Russe, pas chaud du tout, avait doublé son prix. Il avait aussi prévenu Cross : « Une virée sur le Lualaba, ça te dit ? » Le Luba, titan en basalte, tenue de camouflage impeccable (il avait plusieurs femmes qui s’occupaient de sa blanchisserie), avait acquiescé du béret. On pouvait se fier à lui. Ancien légionnaire, ancien FAZ, l’homme avait le goût de la mort mais comme quelqu’un à la diète, qui s’en humecte seulement les lèvres pour se souvenir de son frisson.