Du haut de sa lucarne, Gaëlle faisait figure de vigie. Toute la soirée, fumant à sa fenêtre, elle avait observé les toits de zinc, silencieux et ternes comme des tombes. Une journée à mourir d’ennui. Après son escapade, Audrey et ses anges gardiens s’étaient mis d’accord sur la nouvelle ligne : aucune sortie autorisée, aucun contact, appel ou SMS, qui ne soit aussitôt vérifié.
À midi, Audrey l’avait appelée : rien de neuf. Elle avait promis un point en soirée. Et là, elle venait d’arriver en personne, un kebab bien dégoulinant entre les doigts, son ordinateur sous le bras. Face à l’excitation de Gaëlle, l’OPJ la calma tout de suite : encore chou blanc.
— Katz d’abord. J’ai remis le couvert sur tous les fronts. DCRI, offices centraux, brigades du 36 : personne n’a jamais entendu ce nom, pas un seul flic n’a réagi à son signalement. J’ai vérifié les embrouilles judiciaires où un psychiatre était impliqué, rien non plus. J’ai revu les fichiers de la Sécu, j’ai rappelé le conseil de l’Ordre, les universités : quelques médecins portent ce nom mais pas la moindre connexion avec le nôtre. J’ai utilisé un logiciel de reconnaissance visuelle et passé au crible les portraits de psys appartenant aux différentes associations : que dalle.
— Et son portable ?
Audrey mordit dans son sandwich juteux avant de répondre :
— Pas les réquises nécessaires. J’ai juste obtenu les fadettes des derniers jours parce que j’ai un bon contact chez l’opérateur.
— T’as les enregistrements ?
— Katz n’est pas sur écoute et on n’est pas près de l’y mettre. Pour ça, il nous faudrait une commission rogatoire, c’est-à-dire une plainte et une saisine en route. J’ai vérifié les numéros : sans doute des patients, des histoires de rendez-vous. Les appels ne durent jamais plus d’une minute.
— Sa femme, ses enfants ?
— Rien non plus.
— Et l’appartement rue de la Tour ?
— Il le loue à son nom. Je sais pas comment il s’est démerdé pour la paperasse. En tout cas, l’usurpation est nickel.
— Il n’y avait pas de Katz sur les boîtes aux lettres.
— Il veut rester discret. Ça t’étonne ?
Gaëlle avait l’impression de contempler un mur sans faille ni aspérité.
— Hussenot ?
— Je te confirme tout ce que je t’ai dit ce matin. Il a fini sa carrière à la clinique de Chatou. Il la dirigeait encore quand il s’est planté en voiture avec ses gosses.
Gaëlle avait ruminé ce détail : son père avait séjourné aux Feuillantines, il y avait peut-être connu Hussenot, mais pas question d’appeler le Vieux en Afrique.
— Pas de soucis avec la justice ?
— Niente. J’ai vérifié le bulletin numéro un de son casier judiciaire : aucune condamnation ni même le moindre PV. Hussenot était blanc comme les poches de sa blouse. Le problème avec lui, c’est sa famille.
Elle ouvrit son Mac, tenant toujours son machin dégueulasse de l’autre main. Gaëlle redoutait des taches de graisse sur sa table basse mais ce n’était pas le moment de jouer à la fée du logis.
— Quoi que je fasse, je ne récolte jamais rien sur sa femme et ses mômes. Pas de date de mariage, pas d’actes de naissance pour les enfants. J’ai juste eu un toubib de la clinique de Chatou qui se souvenait qu’Hussenot avait divorcé dans les années 2000, c’est tout. Selon lui, il ne parlait jamais de sa femme mais le gars n’est arrivé que quelques mois avant sa mort. J’ai fait aussi une recherche au Tribunal des affaires familiales sans rien dénicher non plus. Tout se passe comme si on avait bloqué les infos de ce côté-là.
Audrey avait ricané quand Gaëlle avait parlé d’« affaire réservée », mais visiblement l’idée faisait son chemin. Encouragée, celle-ci risqua un de ces scénarios dont elle avait le secret :
— Son épouse a peut-être témoigné dans une affaire criminelle. Elle a bénéficié d’un programme de protection et…
— T’as vu trop de films, ma cocotte. Depuis que j’suis flic, j’ai jamais entendu parler d’un programme de ce type.
— Et l’accident ?
— Casher, si je puis dire. Sa bagnole a fait une sortie de route sur une petite île des Cyclades, Naxos, en août 2006. Les cadavres ont été récupérés puis inhumés à Paris.
Audrey prit une nouvelle bouchée. Ses doigts ruisselaient de graisse. Gaëlle voyait le moment où les gouttes allaient lui descendre dans la manche.
— Qui s’est occupé du caveau ?
— Sais pas.
— Sur les certificats de décès, il doit bien y avoir le nom de la mère, non ?
— Non. Tout s’est passé en Grèce et l’identité du père suffisait. Il était déjà divorcé.
— T’as demandé le rapport de police de l’accident ?
— J’ai contacté l’officier de liaison de Grèce, à Paris. Il s’en occupe. T’as rien à boire ? Une binouse ?
Gaëlle se leva et alla chercher une des bières qu’elle gardait pour Erwan. Elle en profita pour attraper quelques serviettes.
— Tu m’as pas l’air pressée de trouver des infos, déplora-t-elle en disposant les carrés de papier sur la table basse.
Audrey y posa distraitement son sandwich puis s’essuya les doigts comme un mécanicien à l’heure de la pause.
— Tu comprends le français ? En l’absence de motifs d’inculpation, on ne peut rien faire de plus.
— Je vais porter plainte contre Katz pour exercice illégal de la médecine.
Audrey coinça la capsule de la bouteille contre l’angle de la table et la fit sauter d’un coup de paume, entamant le bord du plateau de bois. Elle le fait exprès. La fliquette but une goulée mousseuse puis rota. Elle ne daigna même pas relever la proposition. Gaëlle n’avait pas besoin de sous-titres. Comme plaignante, elle n’avait pas vraiment le profil : internements à répétition, santé psychique fragile… Par ailleurs, l’OPJ voulait coincer Éric Katz sur l’Homme-Clou et non sur une quelconque pratique illégale de la psychiatrie.
Mais la principale objection était ailleurs : les seules preuves qui reliaient Katz au tueur sorcier — coupures de presse soigneusement collectionnées, dossier de patient au nom d’Anne Simoni, coordonnées des victimes notées avant leur assassinat — avaient été obtenues lors d’une perquise sauvage avec effraction. Mieux valait les oublier si les deux Fantômette ne voulaient pas se retrouver inculpées.
— Je peux le revoir et me débrouiller pour collecter des échantillons d’ADN.
— Vraiment, ma p’tite, je le répète : tu regardes trop de films.
— Grâce à ces fragments, insista Gaëlle, on pourrait l’identifier.
— À condition qu’il soit fiché dans le FNAEG. Ce dont je doute fort.
— Cet homme a changé d’identité, y a bien une raison.
Audrey se leva, s’essuyant encore les doigts avant de refermer son Mac.
— J’y vais. Essaie de dormir.
Gaëlle se redressa d’un bond :
— C’est tout ? On en reste là ?
— Je continue la gamme demain. Pendant ce temps, tu ne sors pas, tu n’appelles personne.
À l’idée de passer une nouvelle journée entre ces murs, Gaëlle fut prise d’une bouffée d’angoisse.
— Et s’il avait menti ? improvisa-t-elle.
— On sait qu’il ment sur toute la ligne.