— Je te parle de Hussenot. S’il n’était pas mort dans l’accident en Grèce ? Il aurait fait signer un faux certificat de décès par un médecin marron. Il aurait rapporté les corps de ses enfants et un cercueil vide pour lui.
Audrey éclata de rire. Gaëlle eut l’impression qu’on la giflait.
— Écoute-moi ! cria-t-elle. Il revient en France, change de nom et reprend un cabinet.
— On a vu ses photos : physiquement, Katz n’a rien à voir avec Hussenot.
— Et la chirurgie esthétique ?
— Va faire dodo, conseilla Audrey. Je t’appelle demain.
— Il a la clé du caveau !
La fliquette se dirigea vers la porte mais Gaëlle lui barra le chemin :
— Toi et moi, on y va maintenant.
— Où ?
— Au cimetière des Lilas. On force le mausolée. Un des cercueils est vide, j’en suis certaine.
— T’es vraiment givrée. Laisse-moi passer.
Gaëlle ne bougea pas :
— Avec Erwan, on serait déjà en route.
Audrey fit passer la sangle de sa gibecière au-dessus de sa tête et capitula :
— Tu fais vraiment chier. Mets un jean au lieu de tes trucs ras la touffe, ça caille dehors.
61
La nuit italienne.
Pour Loïc, elle n’était pas chargée de souvenirs. Au contraire, c’était chaque fois un nouvel émerveillement, vierge de toute mémoire. Ce soir encore, le miracle survenait. Assis sur le balcon de sa chambre, il percevait tout : frémissement des cyprès, parfum des genévriers, de la lavande, des oliviers, mille sons de la nature, quand l’obscurité se mettait à racler, grincer, siffler — même la tiédeur du jour, il la sentait s’attarder sur la margelle de la piscine. Il avait beau n’être qu’un défoncé en manque, obsédé par sa course contre les jours, un affamé à qui il manquait dix kilos, il dérivait maintenant, immobile, dans cet immense courant bruissant et parfumé — sans doute aussi anesthésié par la rasade de médocs qu’il s’était envoyée avant le dîner.
Ils avaient contacté les agences de location, à la recherche du modèle Fiat Marea blanc que Marcello avait décrit. Les loueurs n’avaient même pas eu besoin de vérifier : le modèle ne se faisait plus depuis la fin des années 2000, pas question de proposer une telle brouette à leurs clients. Loïc et Sofia avaient fini sur cette amère conclusion : n’est pas flic qui veut et leurs limites, même pour la reine de Florence, étaient atteintes. Sans doute les marchands d’armes avaient-ils emprunté un véhicule aux sociétés de Balaghino. Basta così.
Ils s’étaient pourtant promis de repartir faire le tour des palaces, dès le lendemain matin, armés de ce nouveau profil : le costaud blond qui accompagnait le mafieux — mais ils n’avaient ni photo ni trait distinctif. Et les hôtels chics regorgeaient d’hommes d’affaires de quarante ans qui pouvaient répondre à ce signalement. Ils avaient décidé, s’ils ne trouvaient rien, de repartir le soir même à Paris.
— Tu dors ?
Sofia se tenait sur le seuil de sa chambre. Toujours cette manie d’entrer sans frapper. Sa première idée le terrifia : elle venait faire l’amour. La deuxième ne valait guère mieux : elle voulait faire la paix. Il ne pouvait plus goûter la moindre intimité avec elle. Leurs engueulades, leur séparation, leur guerre pour les enfants avaient ruiné toute tendresse, toute complicité. La seule chose qu’ils pouvaient partager, c’était l’amour qu’ils vouaient à Milla et Lorenzo, en veillant à rester l’un l’autre à bonne distance, comme pour un duel.
En fait, depuis la mort de Montefiori, même leur haine réciproque retombait pour laisser place à un vide qui avait un certain charme. Le renoncement du bouddhiste ? L’ataraxie des philosophes grecs ? Ils n’éprouvaient plus rien l’un auprès de l’autre et c’était peut-être la seule chose durable que l’avenir leur réservait.
— J’ai réfléchi à la Marea, dit-elle en s’asseyant à ses côtés et en coinçant ses pieds entre les colonnades du parapet.
Elle alluma une cigarette avec lenteur. Loïc fut soulagé : seulement une petite conversation d’enquêteurs.
— Cette Marea n’a pas été louée et elle n’appartient pas non plus à Balaghino.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Chacun est venu au rendez-vous par ses propres moyens : mon père, Balaghino, l’inconnu.
— Et alors ?
L’odeur du tabac se mêlait aux essences de l’ombre. Il songea aux relents amers d’un feu de campagne, planant à fleur de plaine. Cette crispation de l’air calciné lui procurait toujours une jouissance étrange. Le parfum de la mort…
— C’est son hôtel qui a dû lui prêter la Marea. Un véhicule de courtoisie. On propose parfois ce service à Florence pour dépanner les clients. Demain matin, on se refait la tournée des palaces pour vérifier.
Il y eut un silence, scandé par le cri des crapauds. Un son grave, discordant et lugubre. Loïc redoutait maintenant que Sofia ait l’idée d’évoquer leurs souvenirs dans cette grande villa ou, pire encore, tente un geste affectueux. Une autre option, tout aussi pénible, aurait été qu’elle l’interroge sur son sevrage avec un ton compatissant.
Comme à son habitude, elle prononça la dernière phrase qu’il aurait pu prévoir :
— J’ai couché avec ton frère.
Il sursauta et la regarda enfin. Profil impassible, parfait, dessiné d’un seul geste. Et ces putains d’yeux asiatiques qui lui donnaient en toutes circonstances un air ambigu, à la fois voilé et acéré.
Tout de suite, il intégra le fait : son frère macho avait toujours craqué pour la belle-sœur inaccessible. Elle incarnait tout ce qu’il n’avait pas : noblesse, raffinement, snobisme. Mais Sofia, qu’est-ce qui pouvait lui plaire chez ce flic brutal ? Au fond, Loïc ignorait ce qu’elle aimait, vraiment.
— Quand ? demanda-t-il comme tous les cocus de la terre.
— En septembre dernier.
— En pleine histoire de l’Homme-Clou ?
Son silence fut une confirmation.
— Ça dure encore ?
— Non.
— C’est plié ou vous réfléchissez ?
Elle rit à voix basse. Manière de dire qu’elle ne possédait pas la réponse elle-même. Pour Loïc, aucun commentaire à faire. Ils étaient séparés, Sofia était libre, et il n’éprouvait rien à son sujet qui puisse se rapprocher d’une quelconque jalousie. Après tout, il préférait imaginer son ex entre les bras de son frangin qu’avec un de ces quadras brillants et bruyants de la jet-set italienne. Il pensait surtout à ses enfants. Si les choses prenaient une tournure sérieuse, Milla et Lorenzo verraient simplement plus souvent leur oncle, toujours maladroit avec eux mais bienveillant.
Surtout, Erwan représentait une présence solide, familière — tout ce qu’il n’était pas, lui. Au nom de ses enfants, Loïc était prêt à passer le relais. L’idée même de cette liaison le rassurait comme il avait toujours été réconforté de savoir Erwan auprès de Gaëlle, à surveiller ses frasques, à la protéger, quand lui-même était occupé à se défoncer au fond d’un squat ou à vendre son cul dans l’espoir de choper le sida.
Soudain, il comprit ce qu’il éprouvait vraiment et cela lui donna envie de vomir. Son frère était monté à bord, il pouvait donc se jeter à l’eau.
Mourir enfin.
62
Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas passé une aussi bonne soirée.
Tout l’excitait dans cette virée nocturne. L’escapade incognito, aux côtés de cette nana habillée chez Emmaüs. La banlieue déserte qui évoquait une fourmilière coulée dans du béton. Les rues qu’elle avait sillonnées le matin même en taxi, aux trousses de Katz, et qui lui donnaient un coup d’avance sur Audrey. Même la voiture de la fliquette, une Hyundai déglinguée puant le McDo, possédait à ses yeux un certain exotisme. Seul bémol, ses cerbères leur collaient toujours au train mais après tout, elles pouvaient avoir besoin de renfort.