Sa propre tenue avait aussi valeur d’évènement : un survêtement noir qu’elle n’utilisait que pour ses séances de gym. Elle était Irma Vep, l’héroïne des Vampires de Louis Feuillade qui se glisse dans les maisons pour y jeter la mort et le chaos.
Et maintenant, le cimetière.
Elles dépassèrent le portail et se garèrent plus loin. Elles revinrent sur leurs pas et escaladèrent la grille sans difficulté, ignorant leurs anges gardiens qui les observaient, médusés. En quelques secondes, elles furent de l’autre côté, plongeant dans un grand bassin de pierre et de silence.
— Par là, chuchota Gaëlle.
Dans la nuit, l’uniformité du cimetière s’accentuait. Des centaines de tombes, de la même couleur morne, presque identiques. Une cité-dortoir définitive.
— Ça t’amuse tout ça, hein ? demanda Audrey avec une nuance d’agacement.
— Pas toi ?
L’OPJ ne répondit pas. Enfin, elles parvinrent près du caveau des Hussenot et enfilèrent des gants de chirurgien. Le bâtiment parut à Gaëlle plus imposant que le matin même — et surtout plus lugubre.
La porte en fer forgé, tout droit sortie d’un péplum, était ponctuée de gros rivets noirs. Audrey ouvrit sa gibecière. À l’intérieur, un fatras d’outillage que la frêle trentenaire avait porté jusqu’ici sans broncher.
— Mate s’il y a pas un gardien ou quelqu’un qui arrive.
Gaëlle s’exécuta, scrutant les allées, les zones d’ombre entre les croix. La forêt minérale lui renvoyait un regard glacé et indifférent. Pendant ce temps, Audrey tripotait la serrure en jurant à voix basse. À mesure qu’elle s’énervait, elle prenait de moins en moins de précautions, balançant le matériel inutile au fond du sac, produisant des kling et des klong tonitruants. Gaëlle avait l’impression que ces bruits retentissaient jusqu’au périph.
Enfin, l’OPJ émit un souffle rauque et la porte s’ouvrit — Gaëlle se dit qu’elle devait pousser le même genre de soupirs en plein orgasme. À l’intérieur, après quelques marches, une antichambre donnait accès à une grille aux motifs singuliers — silhouettes et symboles évoquaient des hiéroglyphes égyptiens. Les fleurs du matin trônaient devant, encore éclatantes. Gaëlle revit la silhouette de Katz portant son bouquet. Il planait sur cette histoire une odeur de mystère intense, aux confins de la folie.
La grille était verrouillée. Audrey fit de nouveau jouer ses outils. Gaëlle s’était emparée d’une torche et cherchait à apercevoir la salle funéraire entre les contours de fer forgé.
— Éclaire-moi, merde ! aboya Audrey.
Gaëlle concentra son faisceau sur la serrure. Bientôt un clac retentit. Les gonds ne grincèrent pas et elle en fut presque étonnée, tant les clichés étaient ici à l’œuvre. Elles s’avancèrent et découvrirent les trois cercueils — les deux petits de part et d’autre du grand, posés sur des tréteaux. Elles échangèrent un regard. Pourquoi n’étaient-ils pas inhumés sous une dalle ?
Un prie-dieu, installé en face, suggérait des heures de recueillement, un abîme de tristesse solitaire, les marques des genoux sur le velours de l’assise en guise de confirmation.
Gaëlle essayait de ne pas trop faire trembler sa lampe. En s’approchant, elle nota que les cercueils n’étaient pas en bois mais plutôt dans un matériau mat — de la pierre non polie. Sur une étagère, trois urnes s’alignaient, noires, reproduisant à leur échelle la différence de taille des bières. Glaçant. Pourtant, Gaëlle posa la main sur le cercueil le plus imposant. Première surprise : il était bien en bois mais enduit d’une peinture sombre. Deuxième choc : le couvercle bougeait.
— Putain, siffla-t-elle du bout des lèvres, il est pas fermé.
Sans réfléchir, elle coinça sa lampe entre ses dents puis poussa la partie supérieure : il y avait bien un corps dans le cercueil mais entièrement entouré de bandelettes grises. Cela semblait si cinglé qu’elle recula, récupérant sa torche entre ses doigts d’un geste réflexe. Le temps qu’elle l’oriente à nouveau, elle contemplait, incrédule, une véritable momie évoquant celles du musée du Louvre. Mêmes bandes noircies, mêmes reliefs compressés suggérant un corps étouffé, entravé, qu’on aurait empêché de grandir.
Les deux femmes restaient immobiles. La singularité de la découverte, l’atmosphère sacrée du sanctuaire, l’aspect menaçant de la dépouille, tout les sidérait. Passé l’effet de surprise, Gaëlle revint à sa première idée : ce n’était pas Philippe Hussenot là-dessous. Sans hésiter, elle se mit à palper le visage. Une bandelette se défit à hauteur des tempes : elle la saisit et la déroula. Elle devinait, de l’autre côté du cercueil, l’effarement d’Audrey — mais pas un mot ni un geste pour l’en empêcher : elle aussi voulait savoir.
Gaëlle dénuda le front — plutôt une surface grise, lustrée par le contact des bandes — puis les yeux : deux orbites creusées d’ombre, au fond desquelles les paupières étaient cousues. Elle se pencha et obtint confirmation de ce qu’elle pressentait : on avait ôté les globes oculaires. Aussi froide que la momie elle-même, elle continua à dévoiler la figure. Parvenue au menton, elle dut se rendre à l’évidence : c’était bien l’homme de la photo. Philippe Hussenot reposait là, dans une version verdâtre et racornie. Qui lui avait infligé un tel traitement ? Katz ? L’ex-épouse ? Un autre membre de la famille ?
Elle leva les yeux vers les trois jarres posées sur la planche surélevée. Quand elle les avait aperçues, elle avait songé à des cendres. C’étaient en fait les organes qu’elles contenaient. Les anciens Égyptiens plaçaient les viscères des corps embaumés dans des vases appelés « canopes ». Elle se rappela d’autres détails (elle avait eu, adolescente, sa période « pharaons ») : comment les embaumeurs prélevaient le cerveau du disparu par les narines à l’aide d’un crochet, comment ils nettoyaient l’abdomen vidé avec du vin de palme, avant de le remplir de myrrhe broyée, de cannelle, d’autres aromates…
Elle se recula. Sa conviction était faite. Tout ce cirque était l’œuvre de Katz. Elle l’imaginait affublé d’un masque d’Anubis, une tête de chien noir aux hautes oreilles, comme les thanatopracteurs de l’époque, en train de tremper ses bandelettes dans de la gomme avant d’enserrer les corps des disparus.
Pourquoi avait-il fait ça ?
Quel était son lien avec Hussenot ?
Éclairées par en dessous par la lampe d’Audrey, les deux femmes échangèrent un regard. Sans un mot, elles se comprirent. Elles ne pouvaient quitter les lieux sans vérifier aussi les sarcophages des enfants.
63
Quand le soleil se leva, Erwan était un autre homme.
Recroquevillé au fond d’une souche pourrie, recouvert de feuilles, il ne sentait plus les piqûres de moustiques ni les insectes qui grouillaient au fond de son froc. Enveloppé dans sa cape de pluie — indispensable en Afrique —, il n’était plus qu’un élément parmi d’autres du bourbier.
Quand il avait compris que le Vintimille était bel et bien reparti, il avait repris sa course, mettant le plus de distance possible entre les Tutsis et lui, cherchant un coin abrité pour lécher ses plaies. Il ne pensait plus, n’espérait plus : il agissait en mode reptilien, survivre, et c’est tout. Il avait progressé ainsi plus d’une heure avant de se réfugier au fond d’un tronc parmi les racines et les roseaux, fermant la cavité avec des branches. Les coups de feu, les explosions, les cadavres, les vibrations de peur et de mort, tout ça circulait, crépitait toujours dans ses membres à la manière de décharges électriques. Il s’était blotti en attendant, simplement, que ces résonances s’atténuent et que son cerveau, enfin, fonctionne à nouveau.