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— Bonsoir. (Ni bise ni poignée de main.) C’est gentil d’être venue.

— C’est gentil de m’avoir invitée.

— Vous avez proposé ce lieu : vous voulez voir l’exposition ? Elle ne ferme que dans une heure.

— J’y suis déjà allée, merci. On a qu’à se promener un peu. On dînera ensuite.

— Comme vous voulez, concéda-t-il en écartant ses mains restées dans ses poches, amplifiant d’un coup sa silhouette.

Gaëlle éprouva encore une fois une drôle d’impression à le voir ainsi, dans le civil, lui qui pendant plus d’une année n’avait été qu’une voix et un homme-tronc. Il ne gagnait pas au change : il semblait inadapté à la vie contemporaine, déplacé dans le quotidien parisien.

Pour se donner une contenance, elle ralluma une cigarette et ils se dirigèrent vers la fontaine Stravinsky. Katz jetait des coups d’œil autour de lui. S’était-elle trahie ? Avait-il flairé le piège ?

— Vous avez contacté mon collègue ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Ça ne vous regarde plus, monsieur le psy.

— Vous avez raison.

— Je ne l’ai pas encore appelé. Je dois m’habituer à l’idée de changer d’oreille.

— Mais… comment vous sentez-vous ?

— Je peux encore tenir le coup quelques semaines, je pense.

— Très bien.

Son timbre démentait son affirmation. Ou était-ce sa parano personnelle ? Elle était convaincue que les psys, comme les dealers, aiment sentir leurs patients accros.

— Comment va votre famille ? attaqua-t-elle, bille en tête.

— Ma famille ? répéta-t-il, surpris. Mais… très bien.

Les sculptures mécaniques de la fontaine se détachaient dans la nuit, avec leurs couleurs vives et leurs reliefs laqués. Malheureusement, le bassin était vide et les automates avaient les pieds au sec.

— Je ne me souviens pas, insista Gaëlle, votre femme travaille ?

— Oui… Enfin, non…, balbutia-t-il en fuyant son regard. Elle a une formation de psychologue. Elle participe de temps en temps à des séminaires.

— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

— Il y a longtemps que je ne compte plus. Une vingtaine d’années je pense…

Elle faillit lui balancer : « Pourquoi tu mens, mon salaud ? » Elle se contenta de demander, sur un ton mi-badin, mi-provocateur :

— Et elle vous laisse sortir le soir avec une jeune femme ?

— Je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas ce genre de rapports.

— Quels rapports avez-vous ?

Katz agita les bras en signe de défense — son visage androgyne, se détachant sur les sculptures modernes et les fenêtres gothiques de l’église Saint-Merri, constituait vraiment un spectacle étrange.

— Je vous en prie, protesta-t-il en riant, je ne suis pas venu subir un interrogatoire !

Au lieu de la jouer plus en douceur, elle repartit pour une nouvelle salve :

— Vous vous souvenez comment ont commencé nos séances ?

— Mais… je crois que vous m’avez contacté.

— Je ne me rappelle pas.

— Vraiment ? Ça pourrait être un blocage qui…

— S’il vous plaît, pas ce soir.

Il rit encore, de plus en plus crispé, accélérant le pas.

— On s’est peut-être rencontrés dans une soirée, reprit-elle, alors que j’étais défoncée ou bourrée, non ?

— Je ne crois pas que nous fréquentions le même genre de soirées.

— Quelles soirées fréquentez-vous ?

Elle avait posé sa question d’un ton si agressif que Katz s’arrêta net.

— Vous êtes sûre que vous aviez envie de me voir ce soir ?

— Excusez-moi, répondit-elle plus calmement.

Nouvelle cigarette. La fumée qu’elle expira lui parut soudain très blanche. Relâche la pression.

Elle choisit un nouveau cap, sur un ton qu’elle voulut léger :

— Vous avez suivi l’affaire de l’Homme-Clou ?

— Pourquoi cette question ? se raidit-il plus encore.

— Vous savez à quel point j’ai été impliquée dans cette histoire.

— Et alors ?

— J’aurais aimé avoir votre avis de psy sur ce tueur.

— D’abord, de quel Homme-Clou parlez-vous ? Celui de 1970 ? Ou celui qui a terrifié Paris il y a deux mois ?

Au moins, il ne feignait pas l’ignorance. D’un coup, tout lui parut clair. Katz s’intéressait à elle à cause de sa proximité avec les deux affaires. Après tout, elle était la fille du flic qui avait arrêté le premier tueur et la sœur de celui qui avait identifié le deuxième. Mais c’est moi qui l’ai tué, se répéta-t-elle comme pour se persuader qu’en cas de besoin, elle saurait se défendre.

Le psy reprit sa marche, d’un pas si saccadé qu’il paraissait boiter.

— Je ne sais pas quoi vous dire. J’ai lu pas mal de choses dans la presse et…

— Et ?

Il resta silencieux. Elle attrapa son regard et cette fois, elle en fut certaine : il venait de repérer Audrey. Elle-même se retourna et faillit hurler : la fliquette, avec son allure de SDF, venait d’être interpellée par des îlotiers en uniforme. Le temps qu’elle montre son badge, la scène avait vendu la mèche.

— Vous avez eu tort, murmura Katz.

— Éric, implora-t-elle machinalement, je…

Il tourna les talons vers la rue du Renard. Gaëlle eut un moment d’hésitation. Audrey se précipita vers elle, ses hommes dans son sillage. Dans la pagaille, les flics en uniforme suivirent.

Sans réfléchir, Gaëlle partit à la poursuite du psy. À cet instant, il balança un regard par-dessus son épaule puis se mit à courir. Gaëlle l’imita.

Parvenu rue du Renard, Katz hésita — les passants observaient avec curiosité cette grande asperge qui avait l’air de fuir son ombre —, puis il traversa en pleine voie en piquant un nouveau sprint. Des bagnoles pilèrent, des klaxons hurlèrent, un scooter l’évita de justesse.

L’instant d’après, il était sur le trottoir d’en face, trottinant en direction de la rue de Rivoli. Gaëlle, qui s’était arrêtée elle aussi face au trafic, se lança à fond (par chance, elle avait choisi des chaussures à talons plats), provoquant un nouveau concert d’avertisseurs. Elle se retrouva devant la piscine Saint-Merri puis longea la rampe du souterrain des Halles alors qu’un car de flics arrivait à contresens, sirènes à fond.

Le fourgon acheva de paniquer Katz. Il fit demi-tour et plongea dans le tunnel d’où les voitures sortaient à pleine vitesse. Au moment où Gaëlle contournait la rampe à son tour, un hurlement de freins — ou un cri humain ? — jaillit de la gueule de béton.

Elle sut que tout était fini.

Elle se planta devant le car qui s’apprêtait à s’engouffrer dans le passage à contresens, l’obligeant à piler, puis elle descendit la pente à bout de souffle. Dans le souterrain, des voitures étaient à l’arrêt. Un nuage de fumée et une puanteur de caoutchouc brûlé stagnaient entre les murs crasseux. Une giclée de sang lézardait le bitume, prenant sa source sous le pare-chocs d’un 4 x 4. Katz avait été projeté dix mètres plus loin, aux pieds de Gaëlle qui, prise par son élan, faillit trébucher dessus.

Elle poussa un cri bref, presque un hoquet. La silhouette du psy, toujours serrée dans son imper, ne lui avait jamais paru aussi fragile. L’angle de sa nuque révélait une torsion impossible, une brisure nette au niveau des cervicales.

Elle s’agenouilla. Les conducteurs sortaient de leurs voitures et s’approchaient alors qu’elle entendait les flics débouler derrière elle, sans doute arme au poing. Les secondes ressemblaient à des coups de boutoir, pressant son cœur, ses idées, sa vie. À l’encontre de tous les préceptes de secourisme, elle glissa sa main sous la nuque du psy — poisseuse de sang, étrangement légère — et lui releva la tête.