Dans tous les cas, il venait de trouver sa propre bouée de sauvetage. Régler cette affaire et, au moins durant quelques jours, ne plus penser à la mort du père.
— J’appelle les autres, conclut-il.
86
La fine équipe, égale à elle-même.
Audrey, cheveux ternes, veste de treillis, faisant profil bas. Favini, le dragueur marseillais, surnommé la Sardine, visiblement surexcité par la présence de Gaëlle. Tonfa, inamovible dans son costume noir, grave et solennel comme le glaive de la justice.
En quelques mots, Erwan résuma son voyage — après Loïc, Fitoussi et sa sœur, il commençait à prendre le coup : concision, ellipses et ton glacé. Il exposa les circonstances de la mort du Vieux mais pas un mot sur la vraie raison de son propre voyage ni sur ses découvertes — le dossier Cathy Fontana, archivé pour toujours dans sa mémoire.
Ensuite, quand il évoqua l’étrange cas du docteur Isabelle Barraire-Hussenot, ce fut au tour de ses gars de parler. Ils avaient mis à profit leur dimanche pour glaner des infos étayant les premières recherches d’Audrey. Erwan les écouta, feuilletant le dossier qu’ils avaient constitué.
— On a contacté la famille ? demanda-t-il à la cantonade.
— Les parents sont décédés mais j’ai trouvé le frère aîné, Olivier, répondit Audrey. Il vit à Clermont-Ferrand et dirige la société Domanges.
— C’est quoi ?
— L’entreprise familiale. Une chaîne de pressings. Une centaine en France, avec franchises et tout. Un bon business.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Rien. Il avait totalement coupé les ponts avec sa sœur depuis des années.
— Pourquoi ?
— À cause de ses troubles mentaux. À l’idée d’évoquer les problèmes qu’elle leur avait causés, le gars avait l’air au bord de vomir. Si j’ai bien compris, y a eu aussi un souci du côté de la succession mais il est pas entré dans les détails.
— Elle a des parts dans la boîte ?
— J’en sais rien. En tout cas, elle n’a jamais été déclarée irresponsable ni mise sous tutelle.
— Très bien. Je le rappellerai plus tard.
Audrey grimaça : elle détestait qu’on repasse derrière elle.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire du corps ?
— Olivier est arrivé à Paris hier soir. Il a signé pour la levée. Il veut la ramener à Clermont-Ferrand et l’enterrer dans le caveau familial.
— Tu l’as vu ?
— Non.
— Il a l’intention de nous poursuivre ?
— Y a aucune raison de…
— Il pourrait penser qu’il y en a une, asséna Erwan. Et même plusieurs. Harcèlement policier. Violation de la vie privée. Enquête illégale. (Il fixa tour à tour Audrey et Gaëlle, qui n’avait pas bougé de sa chaise.) S’il a un peu de jugeote, il pourrait même ajouter vol avec effraction…
Le silence pesait des tonnes dans la salle.
— S’il fait ça, se permit de répliquer Gaëlle, il soulève un lièvre : sa sœur exerçait sous une fausse identité. Je suis plutôt la victime de…
Erwan l’arrêta d’un geste menaçant. Audrey intervint pour calmer le jeu :
— Au téléphone, j’ai surtout eu l’impression qu’il avait depuis longtemps passé sa sœur par pertes et profits. Elle était rentière. Elle faisait ce qu’elle voulait de son fric et basta.
— T’as quelque chose à ajouter ? demanda-t-il sans quitter des yeux sa sœur.
— Non.
— Alors, casse-toi.
— Mais…
— T’as rien à foutre ici : c’est une réunion d’OPJ de la Brigade criminelle. Disparais, avant que je fasse le point sur toutes les conneries que tu as faites pendant mon absence.
Gaëlle se leva sans moufter.
— Tu me raccompagnes ?
Elle avait posé la question d’un ton sans appel. Ils descendirent les escaliers et sortirent dans la cour en silence.
— Pour mes anges gardiens, demanda enfin Gaëlle en s’arrêtant près des sas de sécurité, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Papa m’avait encore foutu deux lascars aux basques.
— Où ils sont ?
— Dehors, fit-elle en désignant le quai des Orfèvres de l’autre côté du porche.
— Ils savent que papa est mort ?
— Bien sûr. Je leur ai déjà dit de rentrer chez eux mais ils bougent pas. De vrais chiens de berger. Ils attendent des ordres mais ils ne savent pas de qui.
— Reste là.
Erwan franchit les portiques en s’interrogeant : Gaëlle était-elle encore en danger ? Elle paraissait remise de ses pulsions suicidaires mais l’apparition d’Isabelle Barraire dans le tableau allumait un nouveau voyant. L’Homme-Clou n’est pas mort…
Finalement, il décida de libérer les deux cerbères mais les regarda partir en regrettant déjà son choix. Impossible de faire confiance à cette gamine à moitié cinglée. Pour se rassurer, il se dit qu’il passerait la voir ce soir, après l’inévitable visite à Maggie.
Il fit raccompagner Gaëlle chez elle par un OPJ en voiture banalisée et remonta au pas de course.
— On reprend le merdier de zéro, annonça-t-il dans la salle. Je veux qu’on trouve la connexion entre Isabelle Barraire et l’Homme-Clou. Le détail des coordonnées des victimes est plus qu’inquiétant, sans compter cette manière plutôt zarb de rôder autour de Gaëlle.
Un sourire joua sur les lèvres d’Audrey : elle ne s’était donc pas trompée sur l’importance du coup.
— Vous bouclez vos PV dans vos groupes respectifs, continua Erwan, et on récupère quelques dossiers ronronnants à notre compte : de quoi nous occuper officiellement. Je vous donne vingt-quatre heures pour clarifier le profil de Barraire. Favini, tu remontes l’histoire du couple et tu me détailles toutes les hospitalisations de la timbrée. Tonfa, tu te concentres sur son activité de faux psy d’une part, et sur Clermont-Ferrand et les pressings d’autre part. Je veux connaître l’origine de chaque euro qu’elle touchait.
— Et moi ? demanda Audrey.
— Toi, tu gères nos affaires courantes. T’as fait assez de conneries comme ça.
— Mais…
— Réquisitionner des collègues sans saisine ? hurla-t-il soudain, libérant la colère qu’il retenait depuis son arrivée. Les impliquer dans une affaire qui n’existe pas ? Provoquer la mort d’un témoin ? Forcer sa porte ? Voler des documents ? Sans compter que tu as mis en danger ma sœur qui n’a besoin de personne pour se foutre dans la merde.
— Je…
— Ta gueule. Tu attends gentiment ici ta convoc à l’IGS. Après le souk de Beaubourg, c’est déjà incroyable qu’on t’ait pas mise à pied aussi sec.
Elle parut encore vouloir répondre mais se maîtrisa. Erwan fourra sous son bras le classeur contenant les informations acquises sur Isabelle Barraire.
— Dernière chose, fit-il avant de sortir. Gaëlle m’a parlé d’« affaire réservée » : qui a lâché ce mot ?
— Elle-même, siffla Audrey. Elle avait l’air familière du terme.
— Une spécialité de mon père. D’où lui est venue cette idée ?
— On a eu du mal à dégoter certaines infos.
— Lesquelles ?
— Tout ce qui pourrait relier Philippe Hussenot à Isabelle Barraire. Aucune trace de leur mariage ni de leur divorce. Pas d’actes de naissance pour les enfants. Après l’accident de Hussenot en Grèce, pas une ligne sur la mère. Même le dossier d’assurances ne la mentionne pas. Tout se passe comme si on avait voulu empêcher de joindre les deux noms.
De telles données ne pouvaient avoir disparu sans un sérieux coup de pouce. Après la saisine, seuls le parquet, le juge d’instruction ou le commandant responsable de l’enquête pouvaient décider du caractère sensible de l’enquête et opter pour un tel verrou. Dans ce cas, plus aucun moyen de savoir qui s’occupait du dossier ni même si ce dossier existait.