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Ensuite, il avait couru quai d’Orsay. Réunion de crise au ministère des Affaires étrangères. Le gouvernement congolais appréciait moyennement son départ en douce avec un cadavre dans ses valises. Et encore moins de voir cette histoire diffusée par les médias français — le grand déballage avait commencé : radio, TV, Internet, et demain dans tous les journaux… Erwan avait dû rédiger un mea culpa en bonne et due forme, dicté par les spécialistes de l’Afrique au ministère, fins bretteurs de la dentelle diplomatique — le tout avait été adressé à l’ambassadeur de la RDC, cours Albert-Ier, dans le 8e arrondissement. On attendait que le soufflé retombe.

Côté funérailles, les décisions lui filaient aussi entre les pattes.

Son idée de crémation était déjà oubliée. Le protocole de la cérémonie avait été fixé en haut lieu : messe à Saint-Louis des Invalides, parade militaire dans la cour d’honneur avec éloge funèbre prononcé par le ministre de la Défense (ou de l’Intérieur, on hésitait…), inhumation au cimetière Montparnasse, dans le caveau familial. Le grand jeu. Erwan avait la nausée à l’idée des hommages et autres oraisons qui allaient en sortir. Le héros de la France. Le superflic. Le grand commis de l’État. Personne n’était peiné par sa mort mais chacun redoutait les conséquences de cette disparition — l’émergence des fameux dossiers. Par superstition, on voulait éteindre la mèche sous les ors et les discours. Précaution inutile. Erwan connaissait assez son père pour savoir qu’il n’avait rien laissé derrière lui. Cela aurait été faire trop d’honneur à tous ces cadors de pacotille. À ses yeux, l’homme était un animal vil et médiocre, dont la classe politique constituait une sous-espèce plus basse encore.

Côté médias, Erwan avait choisi pour l’heure une solution intermédiaire et obtenu l’aval de sa hiérarchie : ni silence total ni conférence de presse mais communiqué laconique à l’AFP. Après diffusion, il avait mis son portable en mode avion et s’était résolu à regarder enfin sa montre : 19 heures. Impossible de retarder encore la visite à Maggie. Andiamo.

Avant de se mettre en route, il alla discrètement voir Audrey qui boudait dans son bureau. Erwan avait marqué le coup devant les autres mais il n’était pas certain d’avoir eu raison. En revanche, ce dont il était sûr, c’était que sa cinquième de groupe était son meilleur élément et qu’il avait du boulot pour elle. Après des excuses du bout des lèvres, il la chargea de reprendre de A à Z le dossier d’enquête sur le deuxième Homme-Clou, Philippe Kriesler. Sept classeurs déjà archivés qui retraçaient par le menu la série des meurtres de septembre dernier.

Erwan ne pouvait admettre qu’ils n’aient jamais croisé le nom d’Isabelle Barraire ni celui d’Éric Katz au cours de leur investigation. La cinglée était l’analyste d’Anne Simoni. Elle possédait l’adresse de Ludovic Pernaud. Elle rôdait sur le territoire de chasse de l’Homme-Clou. Connaissait-elle Kripo ? Avait-elle eu des contacts avec les quatre greffés — ceux qui avaient voulu devenir, au fond de leur moelle, l’Homme-Clou ? À Audrey d’éplucher le moindre PV, le moindre détail, pour trouver la trace de cette ombre entre les lignes.

Il lui confia également une mission plus délicate : fouiner autour des adresses de Katz — rue Nicolo, rue de la Tour —, interroger le voisinage, les commerçants afin d’essayer de retracer le quotidien du psy et, pourquoi pas, ses faits et gestes durant la période cruciale des meurtres. Audrey accepta sans desserrer les dents. Ça ira mieux demain.

Il prit un taxi, récupéra sa voiture au parking de la rue Bellefond puis s’achemina vers l’avenue de Messine, la trouille au ventre. Il ne savait toujours pas quelle attitude adopter face à Maggie. Il ignorait même ce qu’il éprouvait à son égard.

Il passa par l’entrée de service pour échapper aux photographes stationnés devant leur adresse. Loïc lui avait donné les clés de l’appartement. Procédure de crise. Tout était plongé dans les ténèbres. Il traversa la cuisine puis emprunta le couloir qui menait aux pièces de réception.

— Maggie ?

Pas de réponse.

— Maggie ?

Ses yeux s’accommodèrent à l’obscurité. Elle se tenait dans le salon, assise derrière un guéridon. Plusieurs fois dans la journée, il avait essayé de la joindre. En vain. Il ne s’en était pas formalisé : Maggie n’était pas une fanatique du portable — trop de mauvaises ondes, trop de paroles inutiles. Aujourd’hui, elle avait même dû débrancher sa ligne fixe.

Lourds rideaux fermés sur un silence plus lourd encore. Immobilité des ombres et des objets. Odeur d’encaustique évoquant le mobilier astiqué d’une église. Malgré lui, il savourait ce calme de tombeau. Il devinait la rumeur autour de l’appartement. Les tentatives d’appels des politiques, des journalistes, les dépêches radio, les flashs info, l’activité survoltée des comptes Twitter, des connexions Facebook… Rien ne parvenait jusqu’ici.

Il attrapa un fauteuil, le plaça en face de Maggie, de l’autre côté de la petite table, et se racla la gorge. Il n’était même pas sûr qu’elle soit éveillée.

— Tu veux boire quelque chose ?

Il sursauta à la question. Elle avait sa voix apeurée, celle dont elle usait quand Morvan était dans les parages.

— Ça ira, merci, répondit-il en s’asseyant.

— T’es sûr ?

Il distinguait seulement le contour de son visage : ovale opaque, masque qui aurait fondu sous la morsure du feu. Si Maggie ne lui avait rien proposé, cela aurait signifié qu’elle était définitivement perdue.

Par quoi commencer ?

Il opta pour les faits, façon flic :

— Je peux te dire comment les choses se sont passées. C’est le nouveau directeur de Coltano, à Lubumbashi, qui…

— Je ne veux pas savoir.

Le silence retomba sur leurs épaules.

— Je peux allumer ?

Pas de réponse. Erwan grelottait toujours : s’il n’avait pas réussi à se réchauffer dans son bon vieux bureau, entouré par ses collègues qui formaient sa vraie famille, ce n’était pas ici, dans ce sanctuaire, qu’il allait le faire.

— La cérémonie aura lieu à Bréhat, lâcha-t-elle soudain.

— À Bréhat ? Mais on parle d’obsèques nationales, on…

— Ton père votait là-bas. Il a droit à sa place dans le cimetière. Il a toujours voulu y être enterré, en toute intimité.

— Et le caveau de Montparnasse ?

— Un leurre. Une ruse de Grégoire, va savoir pourquoi.

Un jour, dans une crise de folie, Morvan y avait enfermé Maggie une nuit entière.

— Et… tu sais qui contacter ? reprit Erwan machinalement.

— La paroisse de Paimpol : ils nommeront un prêtre pour le service. Je ne veux aucun invité : on restera entre nous.

Ses paroles semblaient humides de trop de salive — sans doute les neuroleptiques ingurgités depuis la veille. La plupart du temps, ces médocs assèchent la bouche mais chez Maggie, bizarrement, ils provoquaient une élocution de limace.

— Bien sûr, l’info ne doit pas filtrer.

Erwan imaginait le clan, aussi gris que le granit, serré sous la pluie drue de l’hiver autour de la sépulture — ses frissons redoublèrent.

— Il t’a parlé, non ? reprit-elle au bout de plusieurs secondes.

Sa voix produisait toujours le bruit d’une nage nocturne dans des flots glacés. Maggie remontait le courant.