— Je te demande de ne pas me juger.
— Tu as perdu pied, Maggie. On est au-delà du jugement ou du châtiment. Tu as simplement tué ma propre mère !
— C’était une autre époque.
Il éclata de rire à son tour — ce rire lui lacéra la bouche comme un rasoir.
— Tu dois te faire soigner.
La main-mygale s’écarta, il put enfin se mettre debout. À présent, il distinguait nettement Maggie, les doigts en suspens. Maigre silhouette de baba cool vieillie, aussi desséchée que les idées qu’elle prétendait défendre. Il ne savait pas que le Flower Power incluait aussi l’assassinat et la barbarie…
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire, souffla-t-elle sans le regarder. Je te parle du lieu et du moment. À Lontano, on a tous été pris dans un tourbillon. L’Homme-Clou a été le catalyseur de toutes les folies latentes. L’Afrique, la malédiction de notre clan, l’argent des mines, la violence, le racisme…
Erwan capitula. Il était vide. Plus de colère ni la moindre énergie pour condamner Maggie, la dénoncer ou l’absoudre. Avant de partir en Afrique, il avait dit à son père : « La prescription, c’est pour les juges, pas pour les hommes. » Il avait tort. La prescription était inscrite dans les tables de l’univers. La prescription, c’était l’oubli. Non pas celle des mémoires, mais celle des corps : plus d’hormones ni d’adrénaline pour se révolter.
— Pourquoi me parles-tu maintenant ? demanda-t-il à bout. Parce que papa l’a fait ? Jusqu’à la fin, c’est lui qui décide ?
Elle conserva le silence, tête baissée. On aurait pu croire qu’elle pleurait ou qu’elle se recueillait. Erwan devinait qu’elle se moquait plutôt de sa naïveté.
— Aujourd’hui qu’il n’est plus là, plus rien n’a de sens. En tout cas moi, je n’ai plus de sens…
90
Quand il se retrouva chez lui — murs blancs, odeurs d’eau de javel, frigo vide : sa version personnelle du foyer —, il n’éprouvait toujours aucun sentiment : il était dans le même état qu’à l’aéroport de Lubumbashi. Assommé, abasourdi. Pour tenter de retrouver un sujet d’intérêt, il appela son équipe. Rien de neuf. Audrey était sur messagerie. Favini travaillait à identifier les hostos où Isabelle Barraire avait été soignée — la liste était longue. Tonfa avait contacté des patients d’Éric Katz et s’était fait recevoir. Il recherchait maintenant des infos sur la famille Barraire et ses pressings. Chacun lui promit un rapport écrit dans la nuit mais Erwan avait déjà compris qu’il n’y avait pas grand-chose à espérer avant le lendemain matin.
Il se fit un café et reçut une visite qu’il n’attendait pas : l’Afrique. Non pas celle de Cathy Fontana et de Maggie de Creeft, mais la sienne — celle des derniers jours. Il lâcha sa tasse et s’effondra sur une chaise, encaissant la première rafale d’images : fleuve mordoré, bichromie rouge et vert des rives, kadogos éventrant leurs victimes avec des gants de caoutchouc, Esprit des Morts coupé en deux, ghetto de Soso en feu…
Il avait espéré laisser derrière lui ces traumatismes. Il avait eu l’illusion que le retour à la civilisation agirait à la manière d’une ardoise magique. Il était comme ceux qui pensent avoir échappé à la malaria ou aux amibes parce qu’ils rentrent en forme, sans se douter qu’ils sont contaminés à vie et abritent les germes dans les replis de leurs entrailles. Désormais, les forces obscures de l’Afrique n’allaient plus cesser de se rappeler à son bon souvenir comme les crises de fièvre paludéenne qui terrassent les Noirs eux-mêmes.
Quand les visions parurent se calmer, son père avec la gorge arrachée jaillit au fond du cockpit. Erwan se plia en deux. Il ne pleurait pas, il étouffait. Il n’était pas bouleversé, il luttait contre l’évanouissement. Les souvenirs africains, plutôt un corps-à-corps qu’une mélancolie rêveuse. Curieusement, son esprit se focalisa sur la poussière de coltan dans les rainures de la cabine. Ce gros plan lui offrit une porte de sortie : l’héritage. À aucun moment, il n’y avait songé. Une fortune certes, mais sans doute agrémentée de secrets et de mauvaises surprises — son père avait le chic pour vous préparer des petits plats bien salés dans les fourneaux du diable.
À qui reviendraient les parts de Coltano ? À Loïc, comme cela avait été prévu du temps de Sofia ? Le Vieux avait-il révisé sa copie et redistribué ses biens en perspective de leur divorce ? Non. Erwan se souvint qu’il avait vendu toutes ses actions en septembre dernier pour se sortir d’un guêpier financier auquel lui-même n’avait personnellement rien compris. Restait le cash. Et sans doute pas mal d’autres « biens mal acquis », comme on disait au Congo.
Erwan s’était toujours juré de renoncer à sa part mais le paysage avait changé : il avait vu son père à l’œuvre, il avait pu mesurer les risques qu’il prenait au fin fond du Katanga pour léguer encore plus à ses enfants. Il ne s’agissait pas d’héritage mais de l’effort d’une vie… On verra bien. Mais l’idée de contacter le notaire, de se plonger dans ces questions de fric et de succession lui filait des crampes d’estomac.
Loïc fera ça très bien. Il l’appela mais le frangin l’envoya chier. Erwan monta le ton et le chargea dans la foulée d’organiser les obsèques à Bréhat. Après tout, le marin de la famille, c’était lui. Finalement, Loïc accepta en maugréant — Erwan le trouvait de plus en plus bizarre. Le plus étrange est qu’il ne semblait pas avoir peur, alors que la mort violente de Montefiori et le meurtre de Morvan auraient dû le pétrifier — Loïc, c’était plutôt : « Courage, fuyons ! » Que mijotait-il ?
En parlant de trouille, Erwan aurait bien fait de s’inquiéter de son propre sort. Après ce qu’il avait vu et vécu au Katanga, il devenait un témoin à éliminer d’urgence. Qui devait-il craindre ? Mumbanza ? Les associés de Pontoizau ? D’autres tueurs encore ?
Son téléphone sonna : Audrey. Elle tombait à pic.
— Où t’en es ? demanda-t-il aussitôt.
— Je relis le dossier de Kriesler.
— Alors ?
— C’était nébuleux y a deux mois, ça l’est toujours.
— Pas de lien avec Isabelle Barraire ?
— Peau d’zeb. Kripo avait suivi pas mal de traitements psy avant d’entrer chez les flics. J’ai la liste des instituts. Il faudrait comparer avec ceux de Barraire mais je doute qu’ils se soient croisés en camisole. À l’époque, elle vivait encore à Clermont-Ferrand…
— Quand vous avez forcé le cabinet, vous n’avez rien découvert de suspect ?
— Tu sais très bien ce qu’on a trouvé.
— À part les coupures de presse et les adresses.
— Y avait aussi le dossier d’Anne Simoni.
— Où est-il ?
— Dans le classeur qu’on t’a donné.
— Rien d’autre ?
Audrey réfléchit quelques secondes puis :
— Dans sa bibliothèque, il y avait plusieurs bouquins sur la magie africaine.
— Sur les ngangas ?
— On était stressées, répliqua la fliquette sur un ton d’excuse. J’ai pas approfondi.
— Et le porte-à-porte, rue Nicolo, rue de la Tour ?
— Demain matin. Je peux pas tout faire.
Audrey connaissait son boulot : elle se fondrait dans la vie quotidienne des quartiers, cafés, concierges, commerçants, à l’heure où tout ce petit monde se réveille à la vie.
— Je te laisse bosser, conclut-il.
— Tu veux que j’y retourne ? proposa-t-elle.
— Où ?
— Chez Katz.
— T’es malade ou quoi ?
Audrey ne répondit pas. Elle était malade en effet, et c’est pour ça qu’elle était la meilleure.