— Pas question, renchérit-il pour lui-même comme pour se convaincre. Trop risqué. Continue d’éplucher la procédure. On doit faire avec ce qu’on a. Tu sondes le quartier demain mais je ne veux plus entendre parler d’effraction. Tout le service t’a à l’œil, nom de dieu !
Il raccrocha et se fit un nouveau café. Son ventre brûlait de sucs gastriques mais il comptait bosser toute la nuit. Installé sur son canapé, il se décida à ouvrir, enfin, le dossier Isabelle Barraire.
Ses flics avaient fait du bon boulot. Ils avaient ratissé tout ce qu’ils avaient pu sur cette psychiatre aussi givrée, sinon plus, que ses patients. En suivant ses aventures (Isabelle avait le sens du délire), Erwan songeait à Otto Gross, le meilleur des disciples de Sigmund Freud, mais dément et toxicomane, finalement mort de froid dans la rue. Erwan était fasciné par le cliché du psychiatre fou — il y voyait la même logique que dans son métier : pouvait-on être un bon flic sans être un criminel potentiel ? Il fallait connaître ces abîmes pour les sonder ou du moins s’en être approché de très près. Morvan disait toujours : « Ils sont le mal, nous sommes le vaccin : nous portons les mêmes germes. »
Le dossier contenait des photos. La beauté d’Isabelle était sombre et inquiétante. La même grâce mystérieuse persistait au fil des looks, des coupes de cheveux, des maquillages différents. Cela allait de la jeune étudiante, mèches électriques, regard trouble et traits de poupée, à la tête de mort androgyne de la fin — celle d’Éric Katz. Un cliché anthropométrique était particulièrement flippant : elle y arborait les cheveux courts et un uniforme nazi (on voyait les galons sous la cape noire). Cette photo lui rappela un film des années 70, Portier de nuit, qui raconte les rapports SM entre un officier allemand et une déportée juive. Isabelle semblait jouer les deux rôles. Elle était à la fois Charlotte Rampling et Dirk Bogarde, la victime et son bourreau.
Que voulait cette folle à Gaëlle ? Quelle était sa connexion avec l’Homme-Clou ? Pourquoi et comment avait-elle récupéré Anne Simoni comme patiente ? Où avait-elle déniché l’adresse de Ludovic Pernaud ? Le mercenaire facho, barbouze et tueur à ses heures, n’était pas le genre de gars qu’on trouve dans l’annuaire.
Il passa à la documentation générale. Les Barraire étaient une grande famille de Clermont-Ferrand. Propriétaires de laveries puis de pressings depuis des générations. Aujourd’hui, ils étaient à la tête d’un empire — une centaine d’enseignes dans toute la France. Plusieurs coupures de presse signalaient leurs démêlés avec des associations écologistes et des syndicats à propos du perchloréthylène, solvant utilisé pour le nettoyage à sec, cancérigène et polluant.
Erwan piquait du nez — tout ça n’était pas passionnant — quand il se souvint que le frère d’Isabelle, Olivier, était à Paris pour récupérer le corps de sa sœur. Il feuilleta les liasses et trouva son numéro de portable griffonné dans un coin de PV.
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Erwan avait l’espoir de le rencontrer en personne mais à son ton, il comprit qu’il devrait se contenter de quelques réponses au téléphone. Il se présenta, expliqua qu’il avait besoin d’informations pour boucler le PV judiciaire relatif à la disparition d’Isabelle et obtint un oui réticent. Il adoucit considérablement les questions qu’il avait prévues.
— Depuis quand n’aviez-vous pas vu votre sœur ? commença-t-il d’un ton plein de sollicitude.
— Dix ans. Sa maladie… Disons que nous avions coupé les ponts.
La brouille après le décès des parents évoquée par Favini, sans doute à propos de la succession.
— Isabelle était-elle toujours actionnaire de votre société ?
— Ça ne vous regarde pas. Que cherchez-vous au juste ? Ça ne vous suffit pas d’avoir provoqué sa mort ?
Resserre tes questions : ton temps est compté.
— Avant de décéder, reprit Erwan d’une voix plus ferme, Isabelle a tenu des propos qui pourraient la relier à une de nos enquêtes.
— Ma sœur souffrait de graves troubles psychiques. Ce qu’elle pouvait dire ou ne pas dire n’avait aucune signification… raisonnable.
— Elle détenait pourtant des informations précises, plutôt troublantes, concernant une affaire criminelle. Je voudrais vérifier quelques faits avec vous.
Un soupir fataliste qui pouvait passer pour un assentiment. Olivier Barraire s’était toujours attendu à une catastrophe du côté de sa sœur. Sa mort rue du Renard, écrasée par une voiture alors qu’elle était déguisée en homme, n’était qu’une option parmi beaucoup d’autres.
— Elle avait perdu son mari et ses deux enfants en 2006…, reprit Erwan.
— Philippe n’était plus son mari. Ils étaient divorcés depuis quatre années.
— Mais vous aviez été informé de l’accident ?
— Bien sûr. Toute la famille était présente aux funérailles. Les pauvres gosses…
Une inflexion dans sa voix incita Erwan à demander :
— Isabelle était là ?
— Non, admit l’autre après une brève hésitation.
— Où était-elle ?
— Impossible de savoir.
Erwan imagina le cimetière des Lilas, le mausolée où la psychiatre avait embaumé son ex-mari et ses enfants à l’égyptienne. Elle n’avait pas assisté à l’enterrement mais était revenue, de nuit, pour exhumer les corps et les traiter à sa façon. Pour l’heure, personne n’était au courant de ce versant de l’affaire.
Changement de cap :
— Vous saviez qu’elle avait repris ses… consultations ?
— Non.
— Qu’elle exerçait sous un faux nom ?
— Absolument pas.
— Qu’elle se faisait passer pour un homme ?
— NON ! En quelle langue je dois vous le dire ? Ni moi ni personne de notre famille n’avions plus de contact avec elle. Elle nous avait rejetés. Elle ne voulait plus entendre parler de nous…
— Pourquoi ?
L’homme soupira :
— Des délires paranoïaques. Elle pensait que nous voulions la tuer, la spolier, l’interner, ça dépendait des jours. Ma sœur était… malade. Terriblement malade. Il est tard, commandant.
Le chef d’entreprise avait un léger accent auvergnat mais surtout un ton qui vous donnait l’impression qu’il vous parlait du haut d’un des volcans de sa région.
— Vous êtes passé à son cabinet ? essaya encore Erwan.
— Non. Je suis venu régler pour l’instant les modalités du transfert. Nous tenons à ce qu’Isabelle soit enterrée, malgré tout, dans notre caveau familial, à Clermont-Ferrand.
— Vous n’êtes pas allé voir où elle vivait, rue de la Tour ? Récupérer ses affaires ?
— Je reviendrai après l’inhumation. Bonsoir, commandant.
— Attendez.
— Quoi encore ?
— Une dernière chose. Votre sœur louait, sous le nom d’Éric Katz, à la fois son cabinet et son appartement. Pourtant, compte tenu de votre fortune familiale, je suppose qu’elle avait hérité de biens immobiliers à Paris ou acheté un appartement après son divorce.
Olivier admit, après quelques secondes de réflexion :
— Il y a la maison de Louveciennes qui appartenait à mes parents. Isabelle en a hérité. Après son divorce, elle y a brièvement vécu. Elle avait l’espoir d’y accueillir ses enfants mais… ça n’a pas marché.
— Je peux vous demander l’adresse ? Simplement pour boucler notre dossier.
Ce mensonge ne rimait à rien et l’autre ne fut pas dupe :
— Vous racontez n’importe quoi. Isabelle a été victime de vos méthodes brutales et maintenant, vous prétendez me soutirer des informations d’ordre privé ? Vous n’avez aucun droit, aucune légitimité. Si une enquête doit être ordonnée, ce sera contre vous !