Les flics n’ont pas de superpouvoirs mais ils ont un joker, la menace :
— Je vous demandais plutôt cela pour vous éviter les ennuis.
— Pardon ?
— Votre sœur louait la rue de la Tour sous le nom d’Éric Katz, avec de faux papiers. Ce qui constitue un délit. Elle louait aussi un bail professionnel rue Nicolo…
— Isabelle n’a jamais été radiée du conseil de l’Ordre !
— Elle n’exerçait pas sous son identité. Deuxième délit, beaucoup plus grave. Ce n’est de l’intérêt de personne d’ouvrir une procédure post mortem. Si ses patients apprennent la vérité, ils attaqueront votre famille au nom du préjudice moral et financier…
— Quel rapport avec Louveciennes ?
— Je préférerais la domicilier sur mon rapport à une adresse légale.
Tout ça était absurde — impossible en France de poursuivre un prévenu décédé. Mais cinquante pour cent de la force des flics est fondée sur la méconnaissance des lois chez le péquin moyen.
— C’est au 82, rue des Domaines, près de la Seine, cracha enfin Olivier. Ne vous avisez pas de…
— N’ayez crainte : c’est juste pour la paperasse. En revanche, lorsque vous reviendrez à Paris, j’aimerais vous rencontrer et…
— On verra.
Barraire coupa sans même lui demander ses coordonnées.
Erwan était tenté de foncer sans attendre à la villa : Isabelle y avait peut-être laissé des éléments décisifs. Arrête de déconner. Une telle expédition signifiait : effraction d’un domicile privé, fouille illégale, vol d’objets et de documents… Dans tous les cas, rien d’utilisable aux yeux de la loi, sauf contre la BC elle-même.
Malgré ça, l’idée le taraudait. En réalité, pour une telle opération, il ne voyait qu’une seule personne : Audrey.
— Tu te fous de ma gueule ? s’étrangla-t-elle après qu’il lui eut expliqué son projet au téléphone.
Cette fois, il fut bien obligé de lui accorder de franches excuses. Audrey n’attendait que ça pour se jeter dans une nouvelle expédition criminelle — elle tenait plus du rapace nocturne que du fonctionnaire policé.
— Mais je ne peux pas te couvrir sur ce coup…, prévint-il.
— Sans blague ! Je vais jeter un œil. Je te rappelle demain matin.
Erwan raccrocha, vaguement inquiet. Il se décida à consulter enfin ses mails — ou du moins leurs expéditeurs. Toujours aussi nombreux. Maintenant qu’il était mort, Morvan faisait l’unanimité. Même au-delà des frontières françaises. Ministres italiens (qui devaient aussi s’être rendus, quelques jours plus tôt, aux funérailles de Montefiori), diplomates allemands, anglais, américains et, bien sûr, cohorte de personnalités africaines…
Dans la mêlée, Erwan repéra le nom de Trésor Mumbanza — le salopard n’avait pas froid aux yeux. Par pur masochisme, ce fut le seul mail qu’il ouvrit. Le Luba exprimait en phrases alambiquées sa tristesse et son admiration à l’égard de Morvan, le fondateur de l’empire Coltano. Un bref instant, Erwan fut tenté de repartir là-bas, pour buter purement et simplement l’enfoiré. Mais ces paroles fielleuses avaient une autre signification : si Erwan s’en tenait à sa version officielle, le grand Noir lui foutrait la paix. On pouvait s’arranger sur la tombe du Padre.
Il ferma sa boîte aux lettres en se disant qu’il devait changer au plus vite d’adresse — celle-ci s’était refilée plus vite qu’une IST. Maggie avait raison : des funérailles « dans la plus stricte intimité » s’imposaient, ça couperait l’herbe sous le pied à tous ces faux culs. L’image qui l’avait pétrifié tout à l’heure — les Morvan cloués sous la pluie bretonne, au bord d’un trou de granit — lui parut d’un coup réconfortante.
Le tintement particulier des SMS de son groupe retentit. Favini lui envoyait la liste complète des endroits où Isabelle Barraire-Hussenot avait été internée depuis les années 90. Un clic, un coup d’œil : plus rien après 2003. Plutôt étonnant : au moment de son divorce, Isabelle devait toucher le fond. Où avait-elle été soignée ? Erwan chassa de son esprit des scénarios de mauvais thrillers, avec clinique secrète et emprisonnement abusif…
Il se concentra plutôt sur les noms, les dates et les adresses des établissements. La psychiatre avait passé un tiers de sa vie d’adulte derrière les murs aveugles des asiles. Sans compter le temps où elle avait exercé, disons, du bon côté de la ligne. Son frère prétendait qu’elle n’avait jamais été radiée du conseil de l’Ordre. À vérifier mais plausible. Un médecin qui avait régulièrement changé d’équipe : un jour toubib, le lendemain patiente…
Erwan tressaillit : il venait de reconnaître une adresse. La clinique des Feuillantines à Chatou. C’était là-bas que Morvan avait envoyé Gaëlle, après la nuit meurtrière de Sainte-Anne. Or, le Vieux y avait été lui-même soigné. Se pouvait-il qu’Isabelle et lui se soient croisés là-bas ? Les dates. L’héritière y avait été hospitalisée trois fois : un mois au printemps 1996, cinq semaines à partir de novembre 1997, plus de deux mois début 2000. Des picotements sur tout le corps. Erwan ignorait quand son père y avait séjourné mais cela méritait d’être vérifié. En admettant qu’ils se soient connus là-bas, Morvan devenait d’un coup le chaînon manquant entre la paranoïaque qui s’habillait en officier nazi et le nganga tueur de femmes. Un comble.
Dans tous les cas, Barraire et Morvan avaient côtoyé les mêmes psychiatres — ce qui pouvait constituer une autre connexion, quoique indirecte et lointaine, mais Erwan était preneur du moindre détail.
Il décrocha son téléphone et tomba sur une infirmière de permanence — il était plus de minuit. Il se présenta d’un ton sec et demanda qu’on lui communique sur-le-champ la liste des médecins en fonction aux Feuillantines aux dates qui l’intéressaient.
— C’est impossible, commandant, minauda l’infirmière pour qui ce coup de fil était une distraction inespérée. Je ne peux rien vous fournir par téléphone, vous le savez bien. Je vous conseille de rappeler demain matin et de parler au directeur de…
— J’arrive.
92
Sous la pluie, la D13 se déroulait vers les bois de Saint-Germain-en-Laye comme un fleuve gris vers une mer émeraude. Il avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Peut-être quand il cherchait sa sœur dans les profondeurs de Bièvres, en pleine partouze satanique. Ou quand il s’acheminait vers la clinique de la Vallée en Suisse, sur la piste des fanatiques qui s’étaient fait greffer la moelle osseuse de l’Homme-Clou.
Il ne pensait plus à l’enquête ni à l’Afrique. Plus la force. Un boxeur au vestiaire, groggy, qui ne sait même plus s’il a gagné ou perdu. Il ne songeait pas non plus à la disparition de son père. Encore moins l’énergie. Pour l’heure, son esprit était seulement effleuré d’ombres. Inquiétudes, prémonitions, intuitions vagues. Encore une fois, il suivait les traces de son père. Encore une fois, son nom allait lui servir de clé pour ouvrir une nouvelle brèche…
Au-delà des essuie-glaces, les stries de l’averse s’alignaient sur les arbres rectilignes de la route. Il ne voyait pas grand-chose et suivait les indications de son GPS comme un aveugle est cramponné à son chien guide. La faim le torturait depuis un bon moment. Il stoppa dans une station-service, fit le plein et s’acheta une barre chocolatée. La jouissance du sucre lui colla un véritable vertige : au moins, il n’était pas anesthésié de ce côté-là.