GPS, de nouveau. Après Rueil-Malmaison, il quitta la nationale et remonta les berges de la Seine jusqu’à un dédale de pavillons et de jardins richement boisés. La clinique des Feuillantines se trouvait rue de l’Asile. Ça ne s’invente pas. Il s’arrêta devant la grille pleine en tôle noire, surmontée d’une frise de pics acérés. D’instinct, il préféra se garer à l’extérieur plutôt que de jouer, à minuit, les visiteurs bienvenus.
Il sonna à la petite porte qui jouxtait les doubles battants — ceux des arrivées en fanfare, voiture ou ambulance. Le seuil s’éclaira brutalement et une voix féminine résonna dans l’interphone :
— Vous êtes le flic qui a appelé ?
Erwan se souvint du ton mielleux de l’infirmière et la joua séducteur.
— Je tiens toujours mes promesses, susurra-t-il en montrant son badge à la caméra.
L’autre gloussa et lui ouvrit. Remontant l’allée éclairée par des projecteurs enfouis dans les pelouses, il se conditionnait pour convaincre la fille du standard — sans doute seule, à moins qu’elle n’ait déjà appelé les flics de Chatou. Sa carte tricolore n’y suffirait pas : vu sa clientèle, la clinique était certainement la cible des paparazzis, faux flics inclus. Tout ce qu’il possédait comme argument supplémentaire, c’était son charme naturel.
Au bout de l’allée apparut un imposant hôtel particulier en meulière. Avec ses tours de fenêtres blancs, la façade évoquait les tons d’un court en terre battue.
L’intérieur tranchait avec les murs ocre du dehors : immaculé, clinquant, aveuglant. La femme en blouse derrière son comptoir était tout sourire :
— Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— Consulter vos registres des années 90.
— Vous avez une commission rogatoire ? Quelque chose ?
Erwan sourit. Les civils utilisent toujours des termes inappropriés tout droit sortis de téléfilms. Parfois amusant, souvent lassant. Joue-la franco.
— Je n’ai ni commission ni aucune légitimité. Il n’y a même pas d’enquête officielle. La seule chose dont je peux vous assurer, c’est que cela ne concerne en rien vos patients actuels. Les faits qui m’intéressent remontent aux années 90 et 2000.
— Quels faits au juste ? demanda-t-elle en se penchant sur le comptoir, blouse entrouverte sur une paire généreuse.
Pas d’humeur à batifoler : il préféra en revenir au rôle qu’il connaissait le mieux — le flic à poigne qui n’a pas de temps à perdre.
— Au moins une douzaine d’homicides, avec tortures, mutilations, éviscération et vol d’organes. Le tueur utilise des clous et des tessons pour transformer ses victimes en fétiches africains. Si vous voulez plus de précisions, je serai obligé de vous convoquer au 36.
La femme devint livide et plaqua sa main sur ses seins. Un tour de vis et elle serait à point.
— Le meurtrier dont je vous parle a fait des petits et il n’est pas exclu que certains d’entre eux aient séjourné chez vous. Encore une fois, je jette un œil sur vos listes et je disparais.
L’infirmière s’était déjà levée : au moins, elle était vive d’esprit.
— Passez derrière le comptoir. On peut tout consulter depuis mon ordinateur.
Il fit une recherche conjointe « Isabelle Barraire-Hussenot, Grégoire Morvan ». Aucun résultat. Il essaya encore avec « Isabelle Barraire » puis « Isabelle Hussenot ». Associé à son père, ça ne donnait rien. Le Padre et la psy n’avaient jamais séjourné en même temps aux Feuillantines.
Il vérifia alors les séjours d’Isabelle. Les dates de Favini se confirmaient : mai 1996, octobre 1997, juillet 2000. Erwan les mit en parallèle avec l’histoire du couple. La première HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers : on avait interné de force Isabelle) était survenue quelques mois après la naissance de Hugo, l’aîné des enfants. L’hospitalisation suivante, toujours forcée, un an avant celle de Noah. Le dernier internement marquait le déclin définitif du ménage, deux ans avant le divorce officiel.
Alors qu’il passait à Grégoire, Erwan remarqua que l’ordinateur lui proposait d’autres occurrences au nom de Hussenot. Pas du côté patients mais de celui des psychiatres. Comment avait-il oublié ce fait ? Philippe était le directeur des Feuillantines. Au mépris de toutes les règles déontologiques, il y avait fait interner sa propre épouse. Au stade où il en était, Erwan avait le choix : médecin compatissant gardant sa femme auprès de lui ou docteur Mabuse l’enfermant par sadisme, jalousie ou paranoïa.
Mais toujours pas de lien avec l’Homme-Clou.
Avant de repartir, il tapa le nom de son père et n’obtint que deux résultats : il avait été interné en 2004 et 2007 (Erwan n’avait aucun souvenir de ces absences), après la période Barraire-Hussenot. Impossible qu’ils se soient croisés à Chatou.
Une heure du matin. En ce moment même, Audrey n’était qu’à un ou deux kilomètres de là, à Louveciennes, en train de fouiller la villa des Barraire. Devait-il la rejoindre ? Plus judicieux de lui foutre la paix : autant laisser faire la nature…
Dernière recherche pour la route. Il retourna sur la page d’accueil en quête d’informations sur la clinique elle-même : histoire, propriétaires, activités. Un encadré portait sur ses fondateurs. Il cliqua dessus et fit un bond en arrière. Dans la vie de flic, il y a une jouissance profonde à voir ses tâtonnements récompensés. Les fondateurs des Feuillantines, en 1994, n’étaient autres que Philippe Hussenot et… Jean-Louis Lassay.
Erwan n’aurait pu rêver plus belle connexion : Jean-Louis Lassay, l’actuel directeur de l’UMD Charcot, là même où Thierry Pharabot avait fini ses jours. Le scénario s’imposait de lui-même. Lassay connaissait Philippe Hussenot, ainsi que son épouse, Isabelle. Ils avaient sans doute gardé le contact après le départ du premier — l’organigramme ne le mentionnait plus à partir de 1998. Isabelle la psychotique avait entendu parler de l’Homme-Clou par Lassay lui-même.
L’image du directeur de l’UMD, grand play-boy aux allures de collégien anglais, malgré sa soixantaine bien tassée, lui apparut. Il n’aurait pas cru le revoir de sitôt. Il n’attendit pas d’être dans sa voiture pour checker sur son portable les vols du lendemain matin pour Brest.
Philippe Hussenot et Isabelle Barraire morts, un seul être vivant sur cette terre pouvait lui répondre : Lassay en personne.
93
— Pour améliorer la prise de l’arme, j’ai installé un beavertail et évasé le puits de chargeur. Le calibre convient aux droitiers et aux gauchers.
Gérard Combe lui avait donné rendez-vous à huit heures du matin, dans un parking d’Épinay-sur-Seine. Loïc avait eu du mal à se lever — en réalité, à se coucher. En vue de sa première leçon de tir, il n’avait pris aucun médoc pour être en forme dès l’aube. Résultat, il n’avait sommeillé qu’une heure ou deux et avait la tête dans un bloc de polystyrène.
Le moniteur manipulait le pistolet semi-automatique comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Il n’avait pas précisé le nom du modèle et Loïc n’osait pas le demander. Étant recommandé par son frère, on le créditait d’un minimum de connaissances.
— J’ai poli chaque pièce, continuait l’autre, avec du papier de carrossier que j’enduis d’huile pour assouplir les mécanismes…
Loïc écoutait distraitement. D’ailleurs, les mots qu’il attrapait ne lui disaient rien : « bec de gâchette », « rampe d’alimentation », « queue de détente »…
Enfin, Gérard le fixa droit dans les yeux comme s’il lui livrait le secret du Graal :