— Ce qu’il faut, c’est travailler chaque spire du ressort. Après ça, graisser, régler, tirer des milliers de coups, graisser encore… Alors seulement, on peut commencer à parler de souplesse…
Pour couper court à tout malentendu, Loïc révéla l’ampleur de son ignorance :
— Ce genre d’armes, ça tire combien de coups ?
L’expert ouvrit des yeux ronds, réalisant d’un coup qu’il parlait depuis le départ une langue que son interlocuteur ne maîtrisait pas.
— Passons à la pratique, répondit-il d’un ton sec.
Ils se trouvaient dans un long bunker bas de plafond aux murs de béton brut. Exactement le lieu que Loïc avait imaginé : à plusieurs dizaines de mètres, des cibles de forme humaine, noires sur blanc, les menaçaient en position de tir.
Combe ne gaspilla pas sa salive. En quelques gestes, il indiqua à son élève comment armer la chambre, viser, tirer puis, une fois le chargeur vidé, comment lui présenter le calibre en toute sécurité.
Pistolet en main, Loïc récolta enfin ses propres informations : le logo sur la crosse, souligné par les lettres R BERETTA, les inscriptions sur le canon, US 9 mm M9-P BERETTA — 65 490 — sans doute un « 9 mm Parabellum ». Le poids lui révélait qu’il n’avait pas affaire à une arme en polymère mais en acier — l’engin devait peser plus d’un kilo. Surtout, son design lui rappelait de nombreux films d’action qu’il avait regardés étant môme. En fait, il connaissait ce flingue pour une autre raison : c’était celui que son père portait et planquait dans son bureau avant de venir dîner. Il y avait une variante : quand il dégainait en pleine table en menaçant de tuer sa femme si elle ne fermait pas sa gueule. Ça vous fait des souvenirs…
Loïc refusa le casque antibruit et se mit en place — « position d’attente ». D’après ce qu’il avait compris, Combe avait appartenu à des brigades d’intervention type RAID. Son vocabulaire n’avait rien à voir avec le sport : il n’était question que de « contact hostile », de « décision d’engagement », de « tourelle de char ». Parfait : exactement ce qu’il était venu chercher.
Pointer le canon à quarante-cinq degrés vers le sol. Se placer dans l’axe du tir probable. Désengager la sûreté et tendre son index le long du pontet. Au signal de Gérard, il arma la culasse et fit face aux cibles. Position weawer. La meilleure pour les NTTC (Nouvelles techniques de tir de combat). Arme tenue à deux mains. Trois quarts face. Bras fort tendu, bras faible en support.
L’armurier ajouta encore quelques recommandations mais Loïc appuyait déjà sur la détente. Il ne respecta aucune des consignes de Combe. Pas de respiration coupée. Pas d’attitude bloquée. Au contraire : il absorbait la force de recul avec souplesse puis détendait ses bras avant de tirer à nouveau. Chaque détonation donnait l’impression de briser la réalité et d’y laisser une brèche noire et fumante. Il adorait ça. Cette faille, c’était comme la dope. Se tirer une bonne fois pour toutes par la sortie des artistes…
Loïc était beaucoup plus costaud qu’il n’en avait l’air. Dix ans de voile intensive lui avaient forgé un corps d’athlète. Ses galères d’héroïne en auraient laissé un autre à l’état de squelette ou de bibendum, lui avait gardé une armature de muscles en parfait état de marche.
L’arme palpitait entre ses doigts et il ne savait plus ce qu’il visait vraiment. L’injustice qui avait tué son père ? Certainement pas. La douleur lancinante du manque ? Non plus. La violence abjecte qu’il avait subie sous les yeux, ou presque, de ses enfants ? Même pas. Il tirait sur sa position de frère cadet, son rôle d’éternel second, bon pour les corvées et les tâches de troisième ordre. Il tirait sur son aîné qui l’avait appelé hier soir pour le charger de contacter le notaire et d’organiser les funérailles à Bréhat. De la merde.
Plus que jamais, sa famille l’insupportait. Erwan qui se prenait déjà pour le chef de clan. Sa mère qui après s’être fait tabasser toute sa vie s’installait déjà dans son rôle de veuve éplorée. Seule sa petite sœur trouvait grâce aux yeux de Loïc — si belle, si tourmentée, si haineuse, et en même temps la seule à son chevet quand il vomissait son manque et hurlait sa faim de coke.
Le clic de la chambre à vide le stoppa dans sa fureur. Sa position s’était crispée : plus ramassée, plus engagée, Loïc s’était penché en avant, bras droit en barre à mine, bras gauche en retrait. Sourire. Il éprouvait le sentiment d’avoir fait ça toute sa vie.
Il y eut un silence, vibrant encore des déflagrations. L’odeur de poudre brûlée planait comme une vague menace. Les convulsions de l’arme couraient encore dans ses bras. Il avait chaud, il était aussi vidé que son chargeur, il était bien. Il mit plusieurs secondes pour réaliser que Gérard était bouche bée, et quelques autres pour saisir la raison de sa stupeur. Il avait placé toutes ses balles — au moins une quinzaine — au centre de la cible. Le torse de la silhouette de carton n’était plus qu’un trou calciné.
— Un autre, ordonna le novice.
Combe attrapa le calibre avec précaution, éjecta le chargeur puis en replaça un. Loïc l’observait : son rôle de maître était tombé à ses pieds comme une pelure, l’ancien combattant se demandait sans doute si ce gringalet s’était moqué de lui — un Morvan entraîné par son père. Mais le Vieux n’avait jamais parlé de flingues à son deuxième fils ni ne l’avait incité à s’en servir — même s’il avait été un des meilleurs tireurs de sa génération, le Padre détestait les armes à feu. L’ironie avait simplement voulu que Loïc hérite, c’était une première, des dons du clan.
Combe lui tendit le Beretta, l’œil méfiant. Loïc le saisit de la main gauche et sourit. C’était lui maintenant qui allait donner une leçon. D’un claquement sec, il arma la culasse de la main droite et tira plus vite encore, sans s’arrêter, pressant la détente à seize reprises vers la nouvelle cible. Il ne pensait plus, ne visait même pas. Il était à l’écoute de son corps qui fusionnait avec l’arme. Sa main brûlait. Ses oreilles bourdonnaient. Son corps était lové autour du feu destructeur. Sensations tonitruantes qui dépassaient, et de loin, sa fragile stature humaine.
Lui, l’ex-alcoolique, le drogué, le yuppie, le bouddhiste, était fait pour ça. Les gènes des Morvan couraient en lui et révélaient sa vraie nature.
Éjection du chargeur. Cœur de cible ravagé. Gérard, furieux, lui arracha le Beretta des mains :
— J’aime pas trop qu’on se foute de ma gueule.
— Je ne me moque pas de vous.
Après l’avoir vérifiée, le maître rangea l’arme dans son coffret de polypropylène noir et leva la tête :
— Ah ouais ? Et t’as jamais tiré, c’est ça ?
— Jamais.
— Et tu fais mouche à chaque fois ? De la main droite comme de la gauche ?
— Je suis ambidextre.
— Et moi je suis Spiderman.
Loïc plaqua ses doigts sur le coffret marqué du logo BERETTA.
— Combien pour le calibre, la valise et plusieurs chargeurs ?
94
Erwan avait prévenu sa hiérarchie : les funérailles de Grégoire Morvan ayant finalement lieu en Bretagne, il était parti là-bas pour en régler les détails. En réalité, il ne savait pas trop ce qu’il allait chercher à Charcot mais la perspective d’une nouvelle entrevue avec le professeur Lassay valait le détour — à condition qu’on le reçoive.
Pour l’heure, installé dans la cabine sur son siège trop étroit, écrasé contre le hublot, il réfléchissait à un tout autre problème — Sofia. Depuis qu’il était rentré, pas un signe de sa part. Ni coup de fil ni SMS de condoléances. D’un geste réflexe, il sortit son portable et le contempla comme on considère une charge de plastic munie d’un détonateur. Devait-il faire le premier pas ? Il hésita encore puis le bon vieil orgueil ranci des hommes, celui qui achève la plupart des liaisons mal engagées, vint à son secours. Pas question. Après tout, c’était lui dont le père venait de mourir.