Il allait ranger son mobile quand il réalisa qu’elle aussi avait perdu le sien, et avant lui encore. Or, il ne s’était pas manifesté. Pas un mot, pas un appel. L’idée ne l’avait même pas effleuré. Certes, il avait des circonstances atténuantes, entre missiles Javelin et Noirs éventreurs. Mais à son retour ?
Nouvelle hésitation. N’était-il pas trop tard pour se réveiller ? Dire qu’à son âge, il se prenait encore la tête pour des questions dignes d’un adolescent acnéique. Au fond, dans ses rapports avec les femmes, il n’avait jamais dépassé ce stade.
Sur ce constat pseudo fataliste, il rangea son téléphone comme on planque de la poussière sous un tapis, invoquant mentalement tout ce qui pouvait lui servir d’excuse : la mort du Vieux, les nouvelles énigmes autour de l’Homme-Clou, les traumatismes du Congo, les révélations sur ses origines… N’importe quoi plutôt que tendre une main qui pouvait être rejetée.
Histoire de clore le débat, il alla feuilleter près du cockpit les quotidiens du matin. Sur chaque une, la tronche de Morvan était en bonne place. Les articles retraçaient sa carrière, évoquant son dévouement pour la France mais aussi le halo de soufre autour de son nom. On glissait sur les circonstances exactes de sa mort — personne ne les connaissait et le seul nom du Congo jouait les écrans de fumée. En revanche, tous revenaient sur son dernier fait d’armes — le Fort Chabrol de Locquirec où il avait tué, seul et à soixante-sept ans, trois forcenés armés comme des commandos.
Erwan lisait ces lignes avec un sentiment mitigé. Injustice vis-à-vis de sa famille — Morvan n’était qu’un salopard à moitié fou qui avait passé sa vie à torturer son épouse et terrifier ses enfants. Trahison par rapport à ce qu’il avait réellement fait pour son pays — la plupart de ses actions avaient été des magouilles, des chantages, des meurtres autant que des actes d’héroïsme qu’il avait toujours entrepris au nom de la raison d’État, dans le plus grand secret. Il s’était sali les mains pour sauver l’honneur de la France. Il s’était roulé dans la fange pour racheter les péchés des politiques, leurs crimes, leurs mensonges, leurs combines. Morvan, colosse dément, manipulateur meurtrier, se voyait comme un martyr de la Cinquième République.
Pas un mot là-dessus, bien entendu, et ce silence aurait plu au Vieux. Le don de soi, pour être total, doit être ignoré de tous. Grégoire réglerait ses comptes dans l’au-delà, quel que soit le tribunal qui l’y attendait. D’ailleurs, son plus grand crime (le seul en tout cas dont il accepterait de répondre) était le meurtre de Cathy Fontana. Or, il ne l’avait pas commis.
— Il faut aller vous asseoir, monsieur. Nous allons atterrir.
Erwan s’exécuta en souriant. Il savourait d’être loin de Paris, incognito parmi ces voyageurs de commerce attendus dans des salles de réunion aux murs en plastique et à la moquette épuisée. Le bureau qui l’attendait ne valait guère mieux.
Choc du tarmac. Dehors, la pluie, le froid, le bitume. Sombres retrouvailles. Il avait du mal à se convaincre qu’il débarquait pour la quatrième fois à Brest. Comme les autres passagers, il se jeta sur son portable et vérifia ses messages — rien d’important. Du moins aucun appel de son équipe. Pas même de nouvelles d’Audrey… Son silence l’inquiétait. N’avait-elle rien trouvé à Louveciennes ? Ou au contraire rencontré un problème ? Ou simplement enchaîné ce matin sur l’enquête de voisinage rue de la Tour ?
Il allait l’appeler quand il repéra le visage égaré du lieutenant-colonel Verny derrière les vitres des arrivées. On pouvait encore apercevoir le pansement autour de sa gorge, sous le col roulé — il s’était pris une balle à Locquirec, juste au-dessus du col de son gilet balistique.
À le voir ainsi, dans son éternel ciré noir, Erwan ressentit une détresse furtive. Le dernier des trois mousquetaires : Archambault avait été tué lors de l’assaut, Le Guen, de l’état-major de Kaerverec, avait désormais d’autres chats à fouetter. Seul le gendarme était fidèle au poste. Erwan écrivit rapidement un SMS à Audrey — « Rappelle-moi » — puis fourra son téléphone dans sa poche.
À son sourire inquiet, Erwan comprit que l’officier s’attendait au pire (il ne lui avait pas expliqué la raison de sa visite). Brève poignée de main. Banalités sur le voyage et la météo. Cette fois, il n’était question ni de café ni de Brioche dorée. Le briefing aurait lieu dans la voiture, sur la route de l’UMD.
Erwan se souvenait d’un paysage gris et vert, il avait droit aujourd’hui à la version hivernale, gris de gris. Il pleuvait de la limaille de fer sur les plaines qui semblaient avoir été grattées jusqu’à révéler leur plaque rocheuse. Après la rouille de l’automne, l’hiver scintillait sous l’averse comme du métal poli.
En quelques mots, il résuma l’affaire Katz-Barraire. À la fois rien et beaucoup. Une ombre persistante dans un tableau déjà pas très clair. Cela valait le coup d’approfondir la question. Verny ne mouftait pas, les yeux fixés sur les essuie-glaces qui dansaient sous l’orage. Enfin, les murs aveugles de l’institut Charcot, cernés par des enclos et des douves, se découpèrent sur la lande détrempée.
— Vous les avez prévenus de notre visite ?
— Non, fit Verny. J’aurais dû ?
— Surtout pas.
Ils passèrent les contrôles de sécurité, larguèrent armes et documents d’identité au premier check-point puis gagnèrent l’enceinte de l’UMD.
Verny sortit enfin de son mutisme avant de franchir le seuil d’acier blindé :
— Qu’est-ce qu’on cherche au juste ?
— Aucune idée. Mais plus qu’une réponse, j’espère que ce sera un point final.
95
— Comment avez-vous connu Philippe Hussenot ?
— J’étais son prof à l’université Paris-Descartes, en thérapies comportementales et cognitives.
— En quelle année ?
— 1986 ou 1987, je ne sais plus.
— Quel âge aviez-vous ?
— La quarantaine.
Jean-Louis Lassay les avait fait poireauter près d’une heure. C’était de bonne guerre : Erwan rendait tout au plus au psychiatre une « visite amicale ». Ils étaient installés dans son bureau exigu, bourré de dossiers et de livres qui formaient des murs, paravents, colonnes aux quatre coins de la pièce.
Le toubib était toujours vêtu comme un collégien anglais, blouse blanche ouverte sur gilet preppy et chemise oxford, ce qui offrait un curieux mélange avec ses cheveux gris et sa gueule de vieux play-boy. Pour une obscure raison, le psy avait laissé Verny dehors.
— Quelques années plus tard, vous avez fondé ensemble la clinique des Feuillantines à Chatou. Comment avez-vous obtenu les fonds ?
— Philippe s’était chargé de l’apport. Avec mon expérience, les banques nous ont suivis.
— D’où sortait-il le fric ? De sa femme, Isabelle Barraire ?
Un sourire échappa à Lassay : ce seul nom expliquait ce nouvel interrogatoire — celle par qui le scandale arrivait.
— Isabelle, oui… Elle appartenait au départ au directoire de la clinique.
Ironie du destin : les psychiatres avaient monté leur clinique grâce au fric de celle qui deviendrait une de leurs pensionnaires régulières.
— Ils étaient déjà mariés ?
— Oui.
— À la fin des années 90, vous avez quitté la clinique. Pourquoi ?