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— Mon caméscope !! aboya-t-il, surprenant Beth qui en laissa tomber son roman sur les hanches.

Comment ne pouvait-il pas y avoir songé avant ? C'était si trivial ! N'importe qui de moitié moins intelligent que lui aurait eu ce réflexe dès la première nuit.

— Quoi, ton caméscope ? répondit-elle, lorgnant les enfants pour voir s'il ne les avait pas arrachés de leur sommeil.

— Beth, tu n'aurais pas pu me donner l'idée ? Je vais le planquer en bas, le mettre dans la vitrine face à l'aquarium ! Le fumier ne s'y attendra pas. On aura ensuite qu'à amener la preuve à la police ! Il est cuit !

Il dévala en trombe sans même attendre qu'elle ne lui répondît. Il sortit l'engin d'un des meubles du salon : une caméra numérique dernier cri, un bijou capable de filmer pas moins de six heures de suite. La batterie était chargée à bloc, il prenait toujours cette précaution à chaque fois qu'il avait utilisé l'appareil. Le stratège installa son piège minutieusement. Il laissa la lumière baigner le salon — cela n'avait jamais empêché l'intrus d'agir de toute façon —, grimpa puis ferma la porte de sa chambre à clé, téléphone et armes à portée de main. Le petit écran et la lampe de chevet éteints, il se blottit contre Beth, et ils finirent enfin par sombrer…

7

Pour Sam, la R.D.A. du jeudi soir touchait à sa fin. Usant tant de méthodes judicieuses que d'artifices imparables, il avait finement bluffé Lionel, si bien que le lendemain soir, ce paumé viendrait manger chez lui, sur quoi il pourrait déclarer officiellement son entreprise ouverte. Son ambition n'ayant d'égale que sa classe, ses objectifs à court terme auraient effaré plus d'un grand patron. Déjà orchestrée comme une horloge atomique dans sa tête, la suite des événements entraînerait immanquablement les cochons et vautours qui pourrissaient la planète vers une issue fatale.

À peine à dix kilomètres du centre, il s'invita dans une route de campagne et s'autorisa une pause déjeuner. Cette fois, il s'était armé de réserves dans son coffre. Il était vraiment temps que sa société démarrât, il en avait marre de mâchouiller du petit vieux et de faire lui-même le sale boulot…

8

6 h 15. La sonnerie stridente et malvenue de sa montre éjecta Warren du lit. Il s'était réservé trois quarts d'heure pour visualiser le film de la délivrance, espérant pour la première fois que « Le Horla » se serait manifesté. Il ne leva les yeux vers l'aquarium qu'au dernier moment, pour entretenir un suspens malsain. Il flottait ! Un cadavre flottait ! Le visage empourpré, les yeux incendiés, il se rua sur sa caméra. Elle ne filmait plus.

Normal, ça faisait plus de six heures… Faites que ça ait marché, je vous en supplie !

Il brancha le système sur la télévision qui vomissait un flot ininterrompu de parasites bleutés, puis déclencha l'appareil. On apercevait parfaitement l'aquarium, l'heure en bas de l'écran indiquait 00h25mn32s. Le tueur était quelque part sur la bande, pris au piège. Il appuya sur « pause », le temps d'aller vérifier que toutes les portes étaient correctement verrouillées, simple précaution. Paré pour visionner le film le plus monotone et paradoxalement le plus effrayant de toute sa vie, il enfonça le bouton « avance rapide. » Le chiffre des secondes tournait à un bon rythme. Warren avalait les images, attentif au moindre détail, même si on peut dire que le film ne présentait pas un casting de rêve. Six heures de défilement, le même aquarium, les mêmes poissons, et ce satané silence de mort… Tu vas te pointer ? Allez viens ! Je t'attends mon salopard. Viens dire bonjour à tonton Warren !

04h24mn52s : une esquisse furtive et difforme glissa devant la caméra. Le cœur de Warren manqua de se mettre en grève, la salive se faisait rare, et sa tête bouillait, à deux doigts d'imploser. Il poussa le bouton « retour. »

« Lecture »… Un bruit de pas lourds et réguliers dérangea un silence bordé de stalactites de glace. Warren s'approcha de l'écran pour mieux voir. Quelqu'un est dans ma maison… dans ma maison, pendant que nous, on dort tranquillement en haut, nom de Dieu…Il aurait pu nous tuer, comme ça, d'un simple geste… Sacré bon sang ! L'ombre spectrale fendit le champ de la caméra. Trop près, image floue donc inutile. Mais il va revenir, forcément. Allez, amène-toi mon salaud !! Un grincement de porte… Il ouvre le buffet, mais qu'est-ce qu'il fout ? Tu connais les lieux, hein, sale fumier ? Tu te crois chez toi, tu penses que tu vas me faire chier longtemps comme ça, hein ? Une sérénade de sons métalliques, tout juste audibles…

Les pas reprirent, la forme s'ébaucha de nouveau dans le visuel.

Trop vite, pas le temps d'accommoder, arrêt sur image inexploitable. Un déclic d'interrupteur… Un claquement de porte, une petite porte… Il est dans la salle de bains maintenant, nom d'un chien ! Qu'est-ce que tu fous dans la pharmacie, sale cochon ? Vas-y sers-toi !! Encore ces bruits de pas, effrayants, macabres, insoutenables… L'escalier qui grince ! Mais…il monte !!! Mon Dieu !! Beth, les enfants !! Non… Ils sont bien vivants… je crois…

Il se précipita dans la chambre, stoppant préalablement le film, et Dieu merci, ils respiraient tous. Il vérifia tous les placards de la chambre des jumeaux, s'assurant que personne ne s'y camouflait.

Bouton « Marche »… Le visiteur ne descend toujours pas, les secondes s'égrènent, presque bruyantes. Deux minutes qu'il est là-haut ! Allez, viens !!! Enfin de sinistres craquements de marches. Plein champ, un homme apparaît de dos, puis de profil, net comme de l'eau de source !!

Au même instant, Warren reçut de l'arrière de la salle une lance impeccablement plantée entre les omoplates. En silence, l'arme s'enfonça jusqu'au cœur, qui se bloqua instantanément, et durant cette période de souffrance interminable, l'air ne circula plus dans ses poumons. Il dégobilla un filet de glaires sur son pyjama avant de s'écraser pesamment dans le canapé, nez entre deux coussins, bouche ouverte. Le film défilait toujours, inlassablement. Sur la bande, l'intrus cueillit un poisson par la queue, lui planta deux aiguilles de couturière dans le corps, et les tourna à la manière d'une cuisinière qui bat des œufs en neige. Ensuite, il se lava probablement les mains dans la salle de bains — on entendait l'eau ruisseler sur la cassette — et rangea soigneusement les aiguilles à leur place avant de disparaître. Celui qui habitait cette maison remonta tranquillement se coucher, et la lance qui s'était rangée dans son dos n'était rien d'autre qu'une lance de honte.

Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Dites-moi mon Dieu ? Pourquoi ?

Deux traînées de lave salée inondèrent son visage puis se creusèrent un lit pour mieux couler, tandis que son mal de crâne, qui aurait pu réveiller un mort, s'amplifia. Oui, il avait trucidé ses poissons ainsi que son pauvre chien ! Heureux de ce câlin tant surprise que bienvenu, le fidèle animal avait dû se réveiller et l'avait probablement salué, avant qu'il ne l'achevât en bourreau sanguinaire qu'il était devenu.

Je suis cinglé, je suis un malade mental !

Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi ? Que signifiait cette eau de javel ? Et ces aiguilles, ces deux trous, qu'est-ce qui se cachait là-derrière ? Le pire, c'était cette absence totale de souvenirs, ainsi que cette impression qu'il avait de se sentir étranger à lui-même. Une nouvelle fois sans prévenir, un couperet lui cisailla la cervelle, avant de libérer une pensée qui tambourinait maladivement depuis le début pour éclore.