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Parce qu'il avait encore grillé plus de deux heures pour trouver l'endroit et que l'ouvrage taché de sang l'intriguait maladivement, il se décida tout de même à pénétrer dans la souricière. Il frappa mollement, craignant de défoncer la porte rongée par une colonie de xylophages qui œuvraient sans relâche, régalés par si délicieuse pourriture. Ses coups incertains attirèrent l'attention de fantômes au ventre bedonnant, dont les bourrelets étalaient des sourires forcés entre les boutons de leurs chemises. Dissimulés maladroitement derrière leurs rideaux, ils l'épiaient et le reniflaient à distance. Lors du grincement de la porte, Warren finit par baisser les yeux, croyant qu'elle s'était ouverte toute seule.

C'est un nain ! Ça explique en partie la taille de la cabane !

— Entrez monsieur, je vous attendais…

Le lilliputien au visage enfoncé dans une barbe hirsute marchait en se balançant comme un sumotori, et ses jambes arquées auraient fait passer Lucky Luke pour un cow-boy du dimanche. Forcé de se baisser en entrant pour ne pas se cogner la tête, Warren s'empressa de s'écraser sur un tabouret. Le propriétaire ne s'assit pas, mais c'était comme s'il l'était. Sur une bonne moitié de la pièce qui servait à la fois de salon, salle à manger, chambre et cuisine, étaient empilés sans soin des ouvrages de toutes tailles. Oscillant avec finesse entre les livres, des cafards mal habillés partaient faire leurs emplettes aux pourtours des écuelles qui traînaient sur le sol, traversant sans casque des paquets de poussière étalés telles des mines antipersonnel. Le local, quasiment irrespirable, était criblé de grappes de sueur qui pendaient aux murs fissurés tels des insectes sur un tue-mouches. La politesse étant le trait des hommes de classe, Warren s'expliqua, bien qu'intimement persuadé que la quête était perdue d'avance.

— Voici ce dont je vous ai parlé au téléphone… J'aimerais avoir votre avis sur la signification de ce bouquin.

Délesté des convictions qui l'avaient traîné jusqu'ici, il lui tendit cependant le recueil. L'homme s'en empara d'une main couleur charbon, plus longue que son avant-bras.

— Couverture classique, titre en français, pas de nom d'auteur…

Merci, j'avais remarqué, nota Warren intérieurement.

— Regardez à l'intérieur maintenant, vous allez comprendre la raison de ma venue ici ! s'impatienta-t-il, à la limite de prendre ses cliques et ses claques.

— Surprenant ! Vraiment surprenant !! s'exclama le type, vissant son regard de vipère au manuel.

Ses doigts déformés et noueux caressaient abusivement les caractères en relief, tout en s'imprégnant de la prestance dégagée par ces mots.

— Ça vous dit quelque chose ? releva Warren aux aguets.

Le petit bonhomme ne répondit pas, subjugué par la force qui émanait de l'ouvrage. Warren lui posa une main pressante sur l'épaule.

— Monsieur, ça vous dit quelque chose ? insista-t-il.

— Heu… Excusez-moi ! Dites-moi où vous avez trouvé ça !

— C'est un bibliothécaire qui me l'a remis. Le plus étrange, c'est que cet homme a disparu ! Je l'ai vu, de mes yeux vu, prendre ce bouquin sur un rayon, mais on m'a affirmé là-bas que ça ne leur appartenait pas !

— Ce livre ressemble à un livre des morts… mais je n'en avais jamais vu un comme ça… Je ne savais même pas que ça existait à l'état libraire. Si étrange, ces écritures écrites avec les doigts sur du papier aussi précieux que celui-là. On dirait…

— Que le livre a d'abord été créé, puis que les mots ont été rajoutés après !

— Oui, exactement !! J'ai déjà eu affaire à ce genre de recueil, si je puis l'appeler comme ça. C'était au Mexique. On avait retrouvé, dans des temples mayas, des fresques rupestres sur lesquelles se trouvaient des mots peints en utilisant de la boue et du sang. Le sang assure la persistance des écrits dans le temps, car la boue seule ne suffit pas. Plusieurs individus y avaient rédigé leurs dernières pensées, afin d'avoir l'esprit purifié avant de mourir sacrifiés pour leur Dieu.

— Une sorte de dernière confession ?

— Si l'on veut… Ça leur permettait d'avoir une place privilégiée au royaume des morts. Mais le pouvoir de ces mots était immense, et à ne pas mettre entre toutes les mains. Certains des explorateurs s'en étaient servis pour faire de la magie noire. On les avait retrouvés au camp, le cœur arraché.

Il ne plaisantait pas, et de peur de réveiller des souvenirs ensevelis qui semblaient douloureux, il parlait à voix basse.

— C'est effroyable… Et ici, qu'est-ce que ça raconte ? chuchota Warren, refroidi par l'anecdote.

— Vous allez un peu vite en besogne, cher ami ! objecta-t-il d'un ton franc. Je ne connais pas ce langage. Ça semble être un dérivé du Dogon, langage d'une communauté d'Afrique Noire. Ce que je peux vous affirmer, c'est que vous avez mis la main sur quelque chose qui ne devrait même pas exister, et qui pourrait s'avérer dangereux.

Son regard redevint livide.

— Mais je me demande si ça n'est pas une arnaque…

Il jeta le livre sur la table.

— Monsieur, désolé, mais je ne puis pas faire grand-chose pour vous…

Dos tourné, il s'aventura dans sa jungle d'ouvrages. Warren, peu habitué à l'échec, ne démordit pas.

— Monsieur ! Écoutez-moi s'il vous plaît !! Un vieillard venu de nulle part me remet trois livres, qu'il sort de son chapeau de magicien. Puis il disparaît, ni vu, ni connu ! Comble de la bizarrerie, le premier bouquin parle de la linotte mélodieuse, un oiseau qu'on ne trouve même pas dans nos régions, et moi, ça fait plusieurs fois que j'en vois une ! Même qu'elle avait failli casser le carreau chez le vétérinaire ! Ah oui, parce qu'il faut que je vous dise ! Je me lève la nuit, sans m'en rendre compte, je tue mes poissons, mon chien ! Vous savez comment ?

Tourmenté par l'état de surexcitation avancé de Warren, le traducteur daigna se tourner.

— Non…

— Deux aiguilles à tricoter en plein cœur ! Et c'est pas tout, après, je lui ai fait boire de l'eau de javel, parce que ça n'avait pas suffi apparemment ! Autre bonne nouvelle, j'étais à la limite d'empoisonner mon fils avec des médicaments qui lui sont interdits !! Alors, voyez-vous, je ne crois pas que tout ceci soit une arnaque, ou alors je suis le premier à ne pas être au courant !!!

Réputé pour sa capacité à garder un calme de lac gelé dans les situations les plus critiques, il n'avait pas, cette fois, contrôlé ses impulsions. L'ami des livres, touché par la loyauté de son client, lui tendit une main, véritable morceau de bois séché, en allongeant un regard cordial.

— Très bien monsieur, je vais faire mon possible pour vous aider. Si tout cela est bien réel, c'est dans mon intérêt autant que le vôtre d'élucider cette énigme. On ne peut pas dire que je croule sous le boulot en ce moment, si vous voyez ce que je veux dire. Les trois quarts des gens, quand ils voient où j'habite, font demi-tour, sans même prendre la peine de me rencontrer. Parmi ceux qui frappent, la moitié s'efface en me voyant. Si vous faites le bilan, il ne reste pas grand monde…

Je les comprends…

— Je vous sers un café ?

Warren ne voulait pas mourir maintenant en ingurgitant ce poison. Le farfadet n'avait pas de cafetière, ou plutôt si, tout dépend de la définition qu'on en donne. Papier-toilette en guise de filtre, marc déjà utilisé à la place du café, le tout baigné dans une eau calcifiée qui sortait d'un robinet rouillé. Pour sûr, ce tord-boyaux aurait fait fureur au bureau, et il l'offrirait accessoirement un jour aux gens qu'il n'aimait pas…