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— C'est pour Anna, l'animatrice ! Je suis amoureux d'elle ! Je n'ai jamais réussi à l'approcher, je suis timide, tu comprends ? Le cercle, c'était pour moi une occasion inespérée. Et puis, je me suis aussi dit que je pourrais faire le bien autour de moi, en te guérissant, pourquoi pas. Je t'apprécie comme un frère…

Tant soupçonneux que perturbé, Lionel ne démordait pas.

— Et l'accident de ta femme, de ta fille ? C'est du bidon ?

— Non, c'est vrai…

Il posa son regard sur le plafond.

— C'est un ami qui m'a sorti de là. Il revenait d'une tribu d'Afrique, et il m'a transmis ce pouvoir de guérison. Sans lui, je serai déjà mort, tu sais… J'avais fait plusieurs tentatives de suicide… Regarde mon bras !

Il souleva sa manche, et deux trous, déposés par un certain serpent-minute, souriaient… L'argument fut convaincant.

— Je… je veux m'en sortir. Et puis ce ne sont que deux lapins, ils ne peuvent pas me faire de mal… Je veux essayer, mais il faut que je te dise : je suis franchement sceptique…

— Fais-moi confiance ! se réjouit Sam en serrant les poings en cachette. Tu veux que je te bande les yeux, car ça risque d'être assez sanglant, je vais devoir éventrer un des lapins !

— Ça va aller… Je fermerai les yeux… Allons-y, il fait froid ici… Tes pupilles sont vraiment bizarres…

— Je sais, c'est la lumière… C'est parti !

Il souleva les deux bêtes par la croupe, comme avait dû le faire leur mère quand elles étaient petites. Les peluches aux yeux noisette et aux oreilles plaquées à l'arrière crottaient de peur. Imperméable à un quelconque sentiment de pitié, il planta les mammifères sur les crochets, se régalant de voir les pointes glacées de laiton craquer sans effort leur peau d'une douceur de nouveau-né. Ils essayaient de crier, mais le son fut silencieux.

La langue tournoyant de bonheur et les yeux miroitants, le futur écorcheur s'empressa de s'emparer d'un couteau classique sur l'armurerie du fond, tandis que Lionel regardait sans sourciller ces macabres préparatifs.

— Maintenant tu vas faire exactement ce que je te dis, reprit Sam d'un ton teinté d'une fiévreuse excitation. Saisis leur crâne dans la paume de ta main, comme pour leur faire un casque…

Les attraper à deux en même temps ne fut pas une partie de plaisir. Les martyres s'agitaient légitimement et s'arrachaient un peu plus de peau et de muscles à chaque impulsion.

— Fais vite Sam, je t'en prie ! aboya-t-il.

— Je vais maintenant citer des paroles que tu ne comprendras pas. Ne m'interromps surtout pas, quoi qu'il arrive… Ferme les yeux, et ne bouge plus !

Sam se mit à prononcer des incantations dont les sons ne sortaient ni de sa bouche, ni de son nez, mais de son ventre.

Pointes d'aiguille enfoncées dans de la ouate, ses pupilles furent rapidement rejointes par un réseau nervuré de canaux sanguins.

Les bêtes se cabraient dans une souffrance indicible. Sam égorgea le lapin de droite dans le même geste qu'un lanceur de frisbee. Avant que la rivière de vie ne s'épanouît sur la fourrure immaculée du pauvre lapereau, l'électrode humaine s'arc-bouta à la manière d'un condamné qui grille sur une chaise électrique.

Sa colonne vertébrale, peu habituée à ce genre de figure, frôla la rupture dans un craquement aigu. Tandis qu'il urinait, laissant le liquide jaunâtre s'épancher le long de sa jambe et se ranger dans sa chaussure, les veines de ses mains et de son cou gonflaient pour atteindre leur limite d'élasticité. Il balbutiait des propos dépourvus de sens de son haleine devenue fétide. Le maître de cérémonie saigna dans la foulée le lapin de gauche, et instantanément le cobaye humain commença à tournoyer en dégageant la puissance d'un typhon au milieu du Pacifique. Il avait littéralement arraché les condamnés de leur potence et continuait à les tenir par leur tête quasiment démanchée. Des écharpes d'hémoglobine voletaient en gerbes légères sur les murs, les tables et le pantalon de Sam. Pourtant méchamment >écorchée par les crochets ensanglantés, la tornade grossissait en ravageant monts et vallées sur son passage. Une nouvelle série de bocaux, décidément mal placée, vola en giboulées dans un vacarme de baie vitrée qui explose. La trombe tourbillonnait si rapidement que Sam distinguait à peine le visage de Lionel, déformé par la force centrifuge. Brusquement plus rien, il chuta et s'évanouit, se percutant au passage l'arcade sourcilière sur le béton.

Ça a marché ! Ça a marché !! jubila Sam.

Sans mal, il le trimbala d'un bras jusqu'au salon, se délectant à l'avance de l'instant où son futur serviteur se réveillerait. Il ne maîtrisait pas encore tous les paramètres, ignorant par exemple à quel moment tuer l'animal récepteur pour que le mélange fût parfaite copie d'Hiroshima.

Les vertus salvatrices de ce procédé étaient véritablement réelles et bienfaisantes. En Afrique équatoriale, une minorité pygmée, perdue aux confins de la brousse, l'utilisait pour soigner les malades qui pleuvaient chaque jour, infectés par des virus et autres microbes tropicaux. Par un subtil mélange de sorcellerie, de vaudou et de rites, ils entretenaient santé ainsi que prospérité au sein de la communauté, et Sam l'opportuniste avait eu la chance d'être de la partie. En avisé observateur, il s'était gorgé de toute la science pour contrôler le processus, puis tomba, plus tard en Guyane, sur des gens suffisamment idiots pour expérimenter ses trouvailles. Après moult dégâts, à force d'entraînement et de cobayes, il se constitua une arme redoutable. Son raisonnement avait été enfantin : il possédait une batterie d'ingrédients, à lui de composer des recettes à l'infini. En conclusion, il découvrit qu'en empêchant le flux animal de sortir du catalyseur, et mieux, en tuant la deuxième bête pour créer une sorte de conflit inexplicable au sein même de l'être humain, il réveillait une conscience animale endormie au tréfonds de l'âme. En fait, le processus n'avait fait que défoncer une porte scellée par la raison humaine pour une cause inconnue depuis des éternités. Une fois qu'il maîtrisait la technique, il se l'était appliquée à lui-même. Dès lors, un deuxième Sam, ovulé par les entrailles de l'Enfer, avait vu le jour. Sens incomparablement plus performants, intelligence décuplée, sans omettre une irrésistible envie de chasser s'installaient en lui à la manière de l'animal qui l'envahissait petit à petit. Ce qu'il n'avait toujours pas saisi, c'est pourquoi cet état ne se manifestait qu'une fois le soleil couché, et tout compte fait, ça l'arrangeait bien. Grâce à la part animale de Lionel, son entreprise prometteuse allait-elle enfin s'ouvrir ?

4

Loin de se douter de ce qui se tramait chez l'ami de toujours de son mari, Beth ainsi que les enfants sommeillaient depuis longtemps, contrairement à l'inspecteur Sharko qui pataugeait dans une fosse à purin avec cette histoire de jambe dévorée.

Warren, quant à lui, n'avait pas encore trouvé la sérénité, dévoré par l'insatiable envie de déranger le rase-mottes en pleine nuit rien que pour savoir à quel stade il en était avec le livre. Il était persuadé que la clef de l'énigme se cachait dans ce mystique bouquin. Absorbé par des histoires qui lui ressassaient sans cesse sa propre expérience, il avala le recueil de nouvelles jusqu'au bout et s'assoupit dans le canapé, n'ignorant pas qu'une pesante épée de Damoclès se balançait au-dessus de sa tête. Il mit sa montre à sonner à 6 h 45, un quart d'heure avant que Beth, enfermée dans la chambre, ne se levât. Il pourrait ainsi dissimuler le poisson mort, et laisser couler le long fleuve tranquille de sa vie…

5

Lionel émergea enfin de sa sieste forcée. Quand la première phrase sortie de sa bouche fut « J'ai faim », Sam s'envola au septième ciel.