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Warren partit travailler, le ventre plein, l'âme légère, l'esprit frivole. Il avait presque oublié que c'était le jour de son anniversaire et comprenait aisément que, après tout, son épouse eût pu commettre la même erreur. Il lui signalerait tranquillement ce soir, lorsque les jeunes se régaleraient de leur feuilleton favori, les nouvelles aventures de Zorro, en couleurs s'il vous plaît.

« Tiens, tu sais quoi ? Il paraît qu'aujourd'hui j'ai trente-huit ans, ils ont dit ça aux informations !! »

Une mise en scène en trois actes s'ébauchait déjà dans sa tête.

À peine eut-il disparu au coin de la ruelle que son épouse, intensément excitée à l'idée de l'étonnante surprise qu'elle lui réservait, s'activa fortement. La journée était chargée, le temps compté, le planning établi. Outre les tâches quotidiennes qui incombaient à toute maîtresse de maison qui se respecte, elle devait de surcroît préparer une belle table pour l'anniversaire de son mari, d'autant plus qu'un ami de marque, et c'était en cela que reposait toute l'excellence de son cadeau, se joindrait aux festivités.

Elle ne travaillait pas. Elle avait décidé d'élever elle-même les jumeaux tout en s'occupant du foyer. Les discours pompeux sur l'émancipation de la femme active qui doit être indépendante, elle les avait depuis bien longtemps balancés au placard et cadenassés à double tour. Elle était avant tout une poule protectrice qui n'aurait jamais supporté de confier sa progéniture à des mains étrangères. Son mari avait une situation plus que convenable, aussi pouvait-il aisément à lui seul subvenir à tous les besoins de sa famille. Elle s'arrangeait toujours pour que Warren retrouvât un habitat agréable, qu'il eût son repas servi quand il rentrait de ses journées harassantes, ou que ses costumes fussent toujours repassés en temps et en heure. Parfois donner double d'affection aux enfants se greffait sur la longue liste, pour compenser l'absence de leur père qui rentrait à des heures tardives. Qui aurait pu jouer ce rôle, si elle aussi s'absentait ? Personne. Ce style de vie à l'ancienne lui convenait, et plaisait au reste de la famille. C'était le plus important, et personne n'avait intérêt à dire quoi que ce soit.

2

Sam craignait de manquer de temps. S'il voulait arriver à l'heure chez Warren Wallace, seules rapidité et efficacité le sauveraient. Après quatre-vingts kilomètres de route, il s'engouffra dans une armurerie située au cœur de Paris pour y collecter trois matraques, genre bâtons de C.R.S. Cette maigre quantité suffirait pour les premières missions, il en ferait voler un arsenal dans les jours à venir. Cinquante minutes plus tard, il pénétrait dans un dépôt de bricolage pour s'enquérir de deux compas à la pointe de diamant, utilisés pour découper le carrelage, mais il leur réservait un tout autre usage. Il se procura les crans d'arrêt dans un magasin de pêche, où le vendeur avait jovialement précisé qu'il n'y avait pas de saisons ni d'endroits pour « se faire de belles truites. » Remplir les deux jerricans de vingt litres d'essence ne posa aucun problème, quant aux dosages, il les préparerait scrupuleusement chez lui plus tard. Il termina sa quête de matières premières au marché d'une bourgade voisine, Boudevrière, à soixante kilomètres au nord de la capitale, pour y bourrer son coffre d'une dizaine de lapins de garenne qu'il entassa pêle-mêle dans une cage commune, faute de place. Le soleil caressait déjà l'horizon, il s'embarqua donc en direction du pavillon de son ami, moment qu'il attendait avec impatience…

3

Warren avait projeté de quitter sa tour d'ivoire comme tous les jours vers dix-neuf heures. Il rentrait ainsi à Marles-les-eaux, son berceau de moins de deux cents habitants, entre vingt heures, dans le meilleur des cas, et vingt heures trente. Ancré dans sa Picardie natale comme une patelle sur un rocher, il préférait dévorer les nationales matin et soir plutôt que de côtoyer continuellement les banlieusards méchamment stressés.

Chanceux parce qu'il télé-travaillait depuis son domicile deux journées sur cinq, il pouvait se permettre de marier la campagne aux gratte-ciel, et ainsi de profiter à la fois du confort champêtre et du salaire parisien.

Il s'expulsa de son confortable siège en cuir luisant comme une luciole, puis lança un regard lassé au travers de l'immense baie vitrée juste avant de s'effacer. Un rayon lumineux éventrait diagonalement la pièce austère avant de s'écraser sur la moquette rouge-lucifer, réchauffant un tant soi peu cet inexpressif bureau. Il se pencha, appuyant sa tête fatiguée sur la vitre teintée. Ici, de son sommet himalayen, il dominait une large partie de l'agglomération, et se sentait maigrement à l'abri de cette populace acharnée . Encore une journée de passée, pensa-t-il à voix haute , tout passe si vite… si vite... Il s'enfonça les mains dans les poches, songeur, et considéra ces minuscules fourmis qui s'agitaient dans tous les sens, en bas, sans but apparent. D'imposants insectes monopolisaient le terrain, bousculant les plus faibles qui leur obstruaient le passage, alors que d'autres, scotchés au bitume, s'agitaient sur place, reniflant tout ce qui passait à leur portée. Deux longues colonnes de ces arthropodes s'étalaient de part et d'autre de l'allée centrale, où circulaient des scarabées de métal et des termites de plomb, et Warren tendit le regard pour voir jusqu'où s'étendaient les files régulières, mais il n'y parvint pas. Trop loin, beaucoup trop loin. Il reluqua l'horizon embrumé, les volets de ses paupières lourdes abaissés. La Tour Eiffel, noyée par les vapeurs toxiques, agonisait au fond. Les pupilles de Warren s'agrandirent, sa vue se troubla, son pouls ralentit. À demi endormi, il secoua la tête, s'empara de sa veste, claqua la porte, et alla en définitive se ranger à sa place dans la fourmilière.

Après tout, il en faisait partie, lui aussi…

Il passa dans l'entrecuisse de l'Arc de Triomphe, qui vomissait un flot ininterrompu de pots d'échappement bouillants. De souffreteuses vapeurs ondoyaient sur le cailloutis qui suait un goudron huileux et troublaient, à l'horizon, les courbes douceâtres d'un soleil rouge anormalement surdimensionné. Les relents d'essence, mélangés à ceux du monoxyde de carbone, lui pourrissaient les poumons et l'infectaient de haut-le-cœur. Dire que c'était comme ça tous les jours, en cette fin d'été infernale de 1999.

4

Deux mômes, jeans enfoncés dans des bottes en caoutchouc qui montaient jusqu'aux genoux, pointèrent leur bouille hors du profond fossé, en face de la ferme du nouveau propriétaire qui n'était personne d'autre que Sam.

— Tu crois qu'il est parti pour de bon ? chuchota David, retournant sa casquette à la manière d'un rappeur. J'ai un peu peur…

— Oui, sa poubelle à quatre roues n'est plus là, on peut y aller ! répondit Éric, sûr de lui. Suis-moi, on s'est pas tapé ces trois kilomètres dans les bois pour rien !!

Les deux gamins de onze ans enjambèrent la route, semant derrière eux des bouquets de gadoue sur le macadam, fondirent sous le porche, et s'adossèrent enfin au hangar, dans la cour intérieure. L'astre du jour disparaissait au ralenti à l'orée du bois, allongeant les ombres des arbres de la forêt environnante jusqu'à leurs pieds.

— Bon, on commence par l'abattoir, reprit Éric, à peine essoufflé. T'as toujours envie de le voir, j'espère ?

— Je sais pas trop… T'es… t'es sûr qu'il va pas revenir ?

— Oui, j'te dis ! Il est pas prêt de se pointer ! Allez, viens !

Ils traversèrent la cour obliquement, shootant dans les gravillons blancs dont les plus légers rebondissaient jusqu'au mur de briques rouges du long bâtiment. Éric avait déjà visité clandestinement le lugubre endroit, mais pour David, c'était la première fois.