— Tu te sens comment ? lui demanda-t-il, impatient.
— Je… j'entends le sang couler dans mes artères ! J'entends mon cœur battre ! Il résonne dans mes oreilles !! Il se leva sans s'aider de ses bras. J'arrive même à voir dehors, dans le noir ! Regarde la souris là-bas, tu la vois ?
Sam, qui pourtant considérait sa vue comme l'un de ses meilleurs atouts, ne l'apercevait pas.
— Non ! Et toi, tu en vois une, t'es sûr ?
— Suis-moi !
Il bondit dans la cour extérieure puis aplatit le mulot avant même que la bête n'eût le temps de lever les moustaches. Il le ramassa avant de l'engloutir d'un trait, s'amusant de voir la queue s'agiter hors de sa bouche.
— T'as vu, tu me crois maintenant ! J'ai faim !
— Excellent, excellent ! T'es un chef ! Viens avec moi dans la grange !
À l'intérieur de ce vétuste bâtiment, il brandit une banderole plastifiée au-dessus de la tête.
— Lionel, je te présente ma nouvelle entreprise ! Tu es mon premier embauché ! Bienvenue !
— L'Arrache-Cœur ? Amusant comme nom ! Et ça consiste en quoi ?
— Viens d'abord te rassasier, j'ai faim moi aussi, je ne tiens plus. Je t'expliquerai une fois le ventre plein.
Il extirpa de son frigidaire deux bras presque intacts, assimilables à des baguettes de pain. Lionel se jeta crocs en avant sur le membre sans poser de questions. Alors que Sam entamait à peine le coude, lui l'avait déjà dévoré jusqu'à l'os.
— Quel délice ! Tu ne peux pas savoir comme je me suis régalé ! s'exclama-t-il en se léchant les doigts bruyamment.
— Heureux que ce repas te plaise ! Et encore, ce n'est qu'un vieux schnock à moitié pourri. Attends de goûter à du jeune ou de la femme ! Mais va un peu te nettoyer, tu as du sang partout… Il va falloir que tu apprennes à te contrôler et à rester discret. Après tu viendras avec moi apprendre les rouages du métier… Je suis sûr que cela te plaira…
Son rire, rejoint par celui de Lionel, fit décamper une grappe de passereaux qui s'étaient posés au sommet de la cheminée.
L'Arrache-Cœur venait d'ouvrir ses portes, et était promise à un avenir des plus prospères.
Chapitre 7
Les premiers clients
Lorsque son téléphone meugla le samedi à 8 h 25, l'inspecteur Sharko, arraché de ses cauchemars, grogna méchamment. Il s'était gracieusement offert une matinée pour récupérer les heures de sommeil que lui avait volées l'administration, et de toute apparence, on avait décidé de le pourchasser jusque dans ses retranchements. Il avait toujours promis de couper tout contact avec la tribu des moustachus en uniforme quand il était à la maison, mais sa conscience professionnelle, devenue moustachue elle aussi, réussissait toujours à reprendre le dessus.
— Oui !!
— Inspecteur Sharko ? Ici le commissaire Malabranche.
— Euh… excusez-moi commissaire, mais je… je suis un peu mal réveillé…
Il se grattait les cheveux, ou plutôt croyait se les gratter, n'ayant quasiment pas un poil sur le caillou. Stupide réflexe d'homme mal réveillé, tout simplement.
— Ce n'est rien, reprit le commissaire. C'est moi qui suis désolé d'avoir à vous appeler alors que vous êtes en repos. Mais notre homme a de nouveau frappé !
Éjecté hors de son lit, l'inspecteur se précipita dans la salle de bains, une main raclant efficacement les poils rebelles qui lui chatouillaient l'intérieur du caleçon.
— Comment ? Le tueur de l'affaire Sarradine ? s'inquiéta-t-il, oreille collée au récepteur.
— Oui ! Même millésime, mais en pire cette fois-ci. La victime n'a tout simplement plus de jambes. Arrachées…
— Fichtre ! Et ça s'est passé où ?
— À Radole-le-Lac. Il faut que vous vous rendiez sur les lieux. Les villageois sont déjà bien excités. Ils sont au courant pour l'affaire Sarradine, ils ont tout de suite fait le rapprochement, même si cinquante kilomètres séparent les deux endroits !
— Et qui a été tué, cette fois-ci ?
— Un homme du nom de Hussard. Il était huissier de justice sur Paris. Liquidé dans sa maison de campagne… Ce sont ses enfants qui ont découvert ce qui restait du corps en se levant le matin. Je ne vous raconte pas le spectacle !
— Quelle horreur… Et sa femme ? demanda-t-il à voix basse, entendant son épouse gigoter dans le lit.
— Je ne vous en dis pas plus. Partez dès que possible, le légiste et trois policiers sont déjà là-bas. Ils vous mettront au parfum. Je crois que nous sommes tombés sur une sale affaire.
— À qui le dites-vous !
— À bientôt Sharko, j'attends votre premier rapport dans la soirée ! dit-il avant de raccrocher.
L'inspecteur s'approcha du visage de sa moitié.
— Chérie, je dois y aller… Tu sais, cette histoire de meurtre, ça a repris. L'homme a tué pas trop loin d'ici…
— Dommage, soupira-t-elle. Je croyais qu'on allait rester ensemble toute la matinée, rien qu'à deux, avec ton métier aux vestiaires… Mais bon, vas-y… N'oublie pas de t'habiller quand même !
Après lui avoir déposé un baiser légal sur la joue, il s'effaça à reculons, tant enflammé par l'intérêt de l'affaire que dépité de devoir la laisser encore une fois seule.
Une heure plus tard, il arrivait aux abords de la capitale qui s'étendait telle une pieuvre. La journée s'annonçait exceptionnellement chaude pour une fin septembre, si bien qu'ils avaient prévu un indice de pollution à exploser tous les appareils de mesure. Aussi, à même pas 10 h 00, un nuage pâteux de dioxyde de carbone voilait la Tour Eiffel.
Ces parisiens sont vraiment des cinglés de vivre dans une merde pareille, pensa-t-il, les yeux levés vers le ciel.
Pour pénétrer dans la demeure, il dut se frayer un chemin au piolet entre la horde de journalistes affamés de scoops et les villageois devenus touristes d'un jour. Traumatisés à vie, la femme ainsi que les deux enfants avaient été emmenés d'urgence à l'hôpital pour y rencontrer une brochette de psychiatres et une armée de chasseurs d'idées noires, et, sans nul doute, ces pharmaciens de l'âme ne chômeraient pas.
Des effluves pesants de viande pas cuite ondulaient dans la maison tout en infectant les murs jusqu'à la dernière brique.
Une mer de sang avait tapissé le plancher, et seul un parachutage près du cadavre aurait pu éviter à l'inspecteur de se salir les bottes. Encore une fois c'était raté, c'était marée haute.
— Bonjour inspecteur… Pas beau à voir n'est-ce pas ? dit le légiste, qui retirait ses gants de plastique souillés pour en enfiler une nouvelle paire.
— Bonjour Monsieur Legal… En effet, la fois dernière c'était une partie de plaisir.
— Celui-là, on peut le ranger directement dans un colis de la poste pour l'envoyer à la morgue, annonça-t-il d'un regard malin.
— Cessons de plaisanter… il y a un temps pour tout. Alors, à quoi avons-nous affaire ?
— L'homme a encore été frappé à la tête, mais cette fois notre brute n'y est pas allée de main morte. Regardez, le pavé est encore enfoncé dans le crâne, nous n'y avons pas touché…
L'inspecteur ne l'avait pas vu. De la taille d'un poing fermé, la pierre n'était pas visible de devant, et il fallait faire le tour de l'homme tronc, semblable à un hêtre déraciné par une tempête, pour l'apercevoir sous un meilleur angle. Elle avait remplacé le cerveau, dénoyauté et éparpillé dans les rainures du sofa ainsi que sur l'écran de télévision 16/9ème encore allumé.
— Sacré nom de Dieu !
Il se colla la main devant la bouche, en guise de pelleteuse prête à parer les caprices son estomac.