Et puis, des meurtriers comme ça, ça ne pousse pas comme des champignons. Il faut avoir les roubignolles sérieusement bien accrochées pour pouvoir faire un truc pareil… Non, c'est forcément le même type… Bon, plus grand-chose à faire ici.
Faites entrer les gars du labo… Espérons qu'ils vont nous trouver un petit quelque chose. Un poil, une trace de doigt, une mouche qui n'a pas chié…
L'inspecteur était d'une humeur décapante, considérant pareils week-ends comme une punition du divin.
Warren s'était réveillé à 6 h 45 un goût saumâtre dans la bouche, un goût qu'il connaissait, maussade, désagréable, comme quand il se coupait la langue plus jeune en léchant des sucettes salées. Un ballot de poils drus logé au creux de sa joue, ainsi qu'une croûte de sang noirâtre étalée sur sa main droite le plongèrent instantanément dans la gravité de la situation.
Non ! Non ! Non ! Noooon !
Son épouse, ses enfants, qui était passé entre ses griffes ?
Nul souffle en haut. Pas de poisson mort. Aucune arme aux alentours. Que du vide, un vide immense. Panique.
Décontenance. Envie de mourir. Il n'osait pas monter. Trop haut, si loin, tellement dur. Pour voir quoi ? Deux trous dans la poitrine de sa femme ? Il savait qu'il les avait tués. Forcément.
Sinon il y aurait eu des murmures, des bruits, des cris, des hurlements. Beth aurait déjà appelé la police, ses fils auraient lancé l'alerte ! C'était les trois ou rien, pas de demi-mesure.
Quatrième marche de l'escalier… Interminable.
Impossible de déraciner cette comptine aux relents amers de sa tête. On le persécutait de l'intérieur, on lui torpillait la cervelle. Si seulement il leur avait avoué la brutalité de ses actes, et qu'un jour il s'en prendrait irrévocablement à eux, comme ça, sans raison. La même raison qui anime les fous. On l'aurait emmuré pour le protéger, pour sauver sa femme, sa chérie, et ses enfants, sa chair. Il aurait fallu lui couper les bras, lui arracher les dents. Lui, irréprochable. Chef de vingt ingénieurs. Lui, gentil, tendre, attentionné. Serviable quand il le fallait. Un boucher, un sadique, un pervers.
Sixième marche… Demi-tour. Il avait oublié son tube de somnifères. Ses sauveurs, ceux qui le libèreraient. Si facile de mourir, tellement difficile de vivre. Il le sentait, au fond de lui-même, qu'il finirait comme ça. L'autre jour, il aurait dû vraiment le faire, tout avaler d'un coup. Franchir le pas, oser pour sauver. Qui ne tente rien ne récolte que les fruits de son inconvenance. Ils seraient encore en vie, au moins…
Il remonta lentement, lourdement, le cœur bombardé de chagrin. Le pin craquait, il avait toujours adoré qu'il craque.
Flashes sombres, souvenirs aveuglants. Si beaux, si purs. Beth enceinte, maladroite, qui tentait de descendre sans le réveiller.
Mais il l'entendait à chaque fois, et chaque fois il avait ri. Ses fils, mal dégourdis le jour où ils avaient escaladé les marches pour la première fois sans l'aide des mains. Il était aux aguets, derrière eux, curieux et protecteur, fier de sa petite famille, son sang. Ces bruits, il les entendait pour la dernière fois, et il s'en enivrait jusqu'au plus profond de son être. Pas de larmes sur son visage, plus de larmes. Juste un torrent de haine, un fleuve de honte, une mer de peur. Il mourrait sans avoir compris. Mais peu importait. Mieux valait y rester, maintenant. L'Enfer l'attendait les bras ouverts, est-il de mise de refuser si chaleureuse invitation ?
Quoi de plus injuste ? Pourquoi des gens meurent-ils du cancer, sans comprendre ? Sans oublier ces enfants, qui partent à l'école pour en revenir les pieds devant. Qui décide de faire griller des innocents sur des chaises électriques, tandis qu'un public ignoble se régale du spectacle ? Pourquoi, pourquoi ?
Qui es-tu, Dieu ? Pourquoi tu nous fais ça, à nous ?
Encore huit marches… Les marches de l'oubli, les marches de la délivrance, les marches de la mort.
Enfin face à la chambre, le tube dans la main, prêt à être liquidé. Les cachets viendraient doucement lui asphyxier les cellules, lui dévorer les neurones, ensuite ils les tueraient, lui et sa mauvaise partie. Il poussa la porte, celle qui séparait la vie de la mort, le Paradis de l'Enfer, la rose du chardon. Suspense malsain. Pensées morbides. Imagination défectueuse. Elle ne s'ouvrit pas. Son cœur était en sueur, son front battait. Il tourna la poignée. Elle ne s'ouvrit pas. Il donna un coup d'épaule. Elle ne s'ouvrit pas.
— Attends chéri, j'arrive !
Baisse de tension. Dilatation des artères. Afflux de sang.
Une voix. La vie.
— Qu… qu… quoi ?
Des sons, du bruit, des pas. Légers, courts, doux. Lointains, proches. Ceux de sa femme ! Vivante ou fantôme ? Vivante !
Une clé s'enclencha au ralenti dans la serrure. Il plongea le tube dans sa poche, peut-être n'en aurait-il pas besoin. Elle était là !
Bien réel, son corps était dur comme de la pierre ! Il s'écrasa dans ses bras.
— Eh bien ! Déjà levé ? Bien dormi ? demanda-t-elle.
Les jumeaux ! Les yeux ouverts ! La peau rose comme les joues de Marry Poppins ! Il la serrait, la soulevait de terre.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es bien amoureux ? se réjouit-elle, embellie par un magnifique sourire.
— Je… je t'aime tant ! Tu peux pas savoir combien je t'aime ! Bonjour mes canards !
— Bonjour papa !
L'instant était magique, un moment de tous les jours, pourtant. Il dissimula ses doigts ensanglantés. Ne pas leur faire peur. Ils sont tous si heureux, si beaux, rayonnant d'une telle joie de vivre ! Mains dans le dos, il s'éloigna à reculons.
— Je… je redescends. Je voulais juste vous dire un petit bonjour…
Le pin craquait toujours…
Qu'avait-il tué ? Plus de chien. Un poisson n'a pas de poils.
Il avait dévoré de la chair. Quoi ? Rien dans le frigidaire. Aucun cadavre dans l'allée de devant. Là !! Sur la terrasse ! Un rat !
Immonde, charbonneux, puant ! La rate dévorée ! Peint des mêmes poils que ceux qui traînaient au fond de sa gorge. Il vomit immédiatement, proprement, derrière un buisson.
Discrétion avant tout. Sueur sèche sur le front, pensées humides lui pourrissant l'esprit, air moite circulant dans ses poumons. Il revint à lui. Ça allait mieux. Un rat, ce n'était qu'un vulgaire rat, après tout. Ça n'était pas la tête de sa femme, ni les cheveux de ses enfants. Direction le lavabo. Une coutume désormais.
Rinçage de crâne pour se purger momentanément et superficiellement de cette saleté qui l'envahissait un peu chaque jour. Il fallait que le court-sur-pattes eût trouvé. Il le fallait ! Il ne tiendrait pas une nuit de plus…
Il avait grillé sa matinée à essayer d'appeler Tom Pouce, celui qui lui dirait peut-être comment enrayer cette espèce de malédiction qui traînait dans un brouillard confus tout autour de lui et qui lui incendiait la cervelle. Pas de réponse, le pire cas envisagé, semblable au neurologue qui vous annonce que votre femme est atteinte d'une tumeur au cerveau sans vous dire si elle va y rester ou pas. Il ne tenait plus. Cette sonnerie de téléphone, cri d'un enfant qu'on égorge, allait le rendre dingue.