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Il s'avança jusqu'à la véranda pour y découvrir que le soleil, brûlant et haut perché, invitait au voyage.

— Chérie, tout à l'heure je vais venir avec toi chercher les enfants à l'école. Et on part à la mer directement !

— Mais… Mais je suis en train de préparer à manger !

— Pas bien grave ! On pourra manger ça ce soir ! T'as vu le temps qu'il fait ? J'ai vraiment besoin de prendre l'air. J'ai eu une sale semaine. Et puis, ça leur fera extrêmement de bien à eux aussi. Ils adorent la plage, tu le sais bien !

— Oui, tu as raison ! répondit-elle, glissant un regard clair au travers des rideaux de la cuisine. Je vais préparer une glacière. J'ai du pain et du jambon. Oui… Ça va être bien, ça fait longtemps qu'on n'y est pas allé… Voyant qu'il filait déjà, elle l'interpella. Au fait, en faisant le ménage ce matin, j'ai trouvé des éléphants de bois sous le lit des enfants. Ils me disent qu'ils ne savent pas d'où ils viennent. C'est toi qui les leur as donnés ?

— Non, ça ne me dit rien…

Elle désigna le fourre-tout du coin de la cuisine.

— Regarde, ils en ont cinq chacun…

— Mais c'est de l'ébène ! Ça coûte assez cher ça… Où ils ont bien pu les dégoter ?

— J'en sais fichtre rien, mais il faudra régler ce problème…

Avant de grimper dans la voiture, il passa en revue coins et recoins, une habitude depuis peu. Une peur bleue des araignées l'avait gagné, et il en ignorait la raison…

3

Lionel s'était affalé doigts de pieds en éventail dans le sofa-lit de son F2 de Sarcelles, sirotant un jus de tomates à la couleur qu'il connaissait bien désormais. Dure journée en perspective.

À peine dévissé de son oreiller, il avait planifié de roupiller derechef jusqu'au coucher du soleil. Avoir trucidé un être humain ne l'avait pas particulièrement perturbé. Ni chaud, ni froid. Solidement cloisonnée derrière la barrière de sa conscience et gardée par le Sphinx intransigeant de sa raison, cette scène était lointaine et floue. Il n'ignorait pas qu'il avait commis un meurtre. Il savait aussi qu'il allait faire ses courses deux fois par semaine, qu'il ne se rendait jamais à la messe, et qu'il urinait trois fois par jour. Et alors, qu'est-ce que cela changeait ? Rien. Juste une habitude à prendre. Sam lui avait indiqué exactement la marche à suivre pour que ce fût propre et sans bavures. Sam… Celui qui l'avait débarrassé de cette pourriture qui lui rongeait les os jusqu'à la moelle. Cet homme-là était un Dieu, son Dieu ! Il lui avait trouvé un travail, disons plutôt une distraction nocturne, lui avait rendu ses illusions envolées, ses joies enfermées et sa vigueur de gamin de quinze ans. Oh, qu'il l'avait bien choisie, cette saloperie d'huissier !

Une sélection excellente, judicieuse, un grand cru dans la cave des pourritures ! Un charognard putride, dont l'unique mission se résumait à clouer des malheureux à la porte, à leur voler leur espoir, opium des pauvres. Il l'imaginait, étalant un sourire plus large que le clavier d'un piano, déguisé de son costume queue-de-pie luisant comme une carapace de cancrelat, éjecter des familles complètes de chez elles à l'aide de ses deux longues pelles à merde. Oui, à pareil cafard si triste sort. Et tout cela grâce à Sam…

Ici, en cet instant, agir de la sorte eût été impensable. Le jour, une légion de sentiments artificiels s'installait, et nombre infini de barbelés lui embourbaient sa véritable identité. Mais la nuit, quand il sentait l'aigle déployer ses ailes, lorsqu'il voyait ses sens se démultiplier, puis dès que naissait cette inoxydable envie de chair humaine, il savait que même un régiment d'infanterie ne pouvait le stopper. Il dominait le monde, avait une longueur d'avance sur n'importe qui. Il était cette semelle de militaire, capable d'écraser des fourmis par centaines, par milliers, d'un simple geste. Cet aigle majestueux, si puissant, sommeillait en lui depuis quarante ans sans avoir pu s'exprimer ! Tout était si limpide désormais, le tunnel entre une conscience ramollie et un subconscient brûlant était enfin creusé. Désormais, de trépidantes nuits l'attendraient bras ouverts.

Une fois dans les bras de Morphée, il s'envola dans ses rêves après s'être régalé des informations de 13 h 00, où, indirectement, on parlait de lui. D'illustre inconnu, il passerait bientôt à star…

4

Un cerf-volant, fascinant oiseau, dessina dans l'éther azuré des figurines couleur pastèque et coco, qui s'élevaient en tourbillonnant dans un vent chaud parfumé par les vers de Baudelaire. Sur l'horizon, ligne parfaite entre deux bleus magnifiques, une colonie de nuages floconneux partait en randonnée, poussée par les doux chants des albatros énigmatiques ainsi que par les rires abusifs d'une cavalerie de goélands sans soucis. Un chien au museau affiné, une tortue à la carapace d'albâtre, et même un hippopotame un peu traînard, gueule ouverte, constituaient la joyeuse troupe. Tout autour, des flonflons légers mêlés à des comptines imaginaires ondulaient avec la grâce d'un premier jour de printemps, berçant les oreilles malicieuses des chanceux qui savaient les écouter. Sur l'esplanade aux pavés brûlants ensablés d'or, derrière, les cris de bonheur des enfants, perchés sur des chevaux de bois, installés dans des tasses à café, ou cochers dans des carrosses de Cendrillon, s'élevaient sans peine pour rendre le moment plus magique encore. Les yeux emplis de joies ineffables et d'amours saintes, des couples rêveurs longeaient la plage en s'inondant de bisous aux ailes de papier. Warren somnolait, les mains plongées dans le sable aux grains de bonheur, massé dans le dos par les rayons tièdes du soleil et caressé aussi dans la nuque par une bise molle qui volait ses rimes au poète. La mer qui écumait au loin, faisant le bonheur des baigneurs, le berçait délicatement de sa chansonnette perpétuelle.

Il était bien, heureux comme du sirop de menthe dans un grand verre d'eau. Cet instant devrait durer toujours, il ne devrait pas exister de lendemain, ni de lois, ni de travail. Que les odeurs des barbes à papa d'autrefois, les glaces à l'eau d'antan, que des marmots qui courent et qui dansent.

Il repensait à sa jeunesse, jadis, lorsqu'il s'amusait dans les immenses champs de blé blonds, infinis, les épis valsant sur des airs soufflés par Éole et lui chatouillant le dessous des bras.

Sam et lui constituaient leurs réserves de maïs, ils en enfournaient dans les poches de leur salopette, dans leur tee-shirt, dans leur culotte, les engrangeant tels d'habiles écureuils pour ensuite déclencher une bataille magistrale sur terrain neutre, nichés derrière des meules de foin qui sentaient bon la campagne. Puis le fermier, cimenté à ses gros godillots, soudé à sa casquette de pêcheur, les poursuivait, une pierre de granit à la place du poing. Mais il était bien trop lent pour les inquiéter, et alors ils riaient, avec des rires qui s'élevaient plus hauts que ne pourraient jamais se hisser ceux de tous les adultes réunis. Il se rappelait aussi à la saison des marrons, quand ils en amassaient des sacs et des sacs à ne plus savoir qu'en faire, le soir en revenant de l'école. Leurs cartables bourrés de parpaings de connaissance ne les empêchaient pas de faire leurs emplettes, minutieusement, religieusement. Ils les camouflaient dans leurs endroits secrets, dissimulés avec précaution derrière des paquets de feuilles rousses ou des champignons complices au milieu du bois de la mairie. Puis ils les ressortaient trois mois plus tard, en plein hiver, les exhibant devant leurs camarades comme des pièces de collection, pour ensuite les vendre dix centimes pièce.