Possibilité de sortir sans être vu : bonne. La maison donnait sur une départementale, mais l'arrivée d'un véhicule pouvait largement être anticipée, la campagne étant plate comme une galette des rois.
En revenant chez Sam, après avoir fait un plein d'essence — il avait fait pas moins de trois cent cinquante kilomètres dans la nuit —, il était fier tel un cheval de bois sur un manège. Les deux aiguilles de sa montre pointaient en direction du sol, et l'aube timide poignait. Sam piaffait d'impatience, mains sur les hanches.
— Alors dis-moi, que nous as-tu ramené là ?
— J'ai quatre personnes qui sont OK ! Bien situées, juste ce qu'il nous faut !
Sam frappa dans les mains pour témoigner de son contentement.
— Un notaire… un procureur… un détective privé… et un avocat… Oui, bon travail ! Je crois que nous allons faire de bonnes choses tous les deux !
— Je le crois aussi ! Je suis vraiment pressé de passer à l'acte, ça va être génial !
— Demain nous irons refaire un tour d'inspection, et je viendrai avec toi. Je veux jauger par moi-même, voir si tu as bien travaillé. Tu peux rentrer chez toi. Va te coucher, et à demain soir… Tu m'aideras aussi à trouver un moyen d'entreposer la viande. Car quand nous serons vingt, il faudra bien nourrir tout le monde… Ha ! Ha ! Ha !
Ce rire amer eut pour don d'énerver le grand-duc, qui décidément avait du mal à couler des nuits tranquilles ces derniers temps.
Warren, cloué dans l'ignorance par son incapacité à joindre le linguiste, avait dû jouer de fins artifices pour convaincre Beth qu'il dormirait encore dans le salon. Après avoir longuement préparé le terrain, il avait avancé qu'il préférait s'assurer que le danger ne rôdait plus, et surtout qu'il n'aurait jamais supporté qu'un malheur pût de nouveau les frapper. L'échéance de la dernière chance était mardi, et après, si rien n'avait été résolu, il devrait forcément expliquer la raison de son mariage avec le canapé. Une fois son épouse couchée, il déposa dans une assiette juste au pied du sofa une généreuse côte de bœuf, ainsi qu'un de ses poissons dans une soupière d'eau salée. Il y plongea une sonde chauffante, histoire que le roi de la mer eût tout de même une chance de vivre, même s'il finirait probablement au fond de son estomac. L'idée était d'une élémentaire simplicité : ces leurres plantés devant son nez lui éviteraient peut-être de ravager son jardin à la recherche de viande fraîche. Il avait dévoré un rat, sûrement parce qu'endormi ou dans un état secondaire, il n'avait pas eu le réflexe de se servir dans le réfrigérateur. Là, en ayant cette trousse de première nécessité à portée de main, son alter ego, celui qui agissait en traître, se laisserait sans doute berner. Il se serait bien collé les poings en pleine figure pour se punir, mais à quoi bon ? Il ne sombra pas avant trois heures du matin, et de toute façon, cela ne le dérangeait pas. Dormir était devenu son pire calvaire…
L'éternel 6 h 45, toujours là, fringant et pile à l'heure.
Pas de goût de sang dans la bouche… Absence de traces suspectes sur ses mains… Assiette vide par terre !! Poisson vivant, tellement heureux de nager !! Le traquenard, son propre traquenard envers lui-même, avait fonctionné ! Cet attrape-nigaud, auquel même un mouton de Panurge ne se serait pas laissé prendre, avait été d'une efficacité remarquable. Une joie démesurée, incontrôlée, l'embauma soudain. Un morceau de viande, un simple, un ridicule, un stupide morceau de viande avait suffi ! Hurlant intérieurement de bonheur, libérant des paquets de pensées malsaines, il monta sans faire de bruit puis tourna lentement la poignée. Porte fermée, paupières sûrement closes ! C'était parfait, tout allait pour le mieux ! Il alluma la télévision, l'esprit en paix, avant de se rendormir. Il avait gagné la revanche, restait la belle…
Dimanche, 14 h 12.
— Monsieur Wallace à l'appareil ! Dieu merci vous êtes enfin là, monsieur Neil !
— Oui, monsieur Wallace. Ça y est, j'ai mis la main sur ce fichu langage ! Du mongue !
— Du quoi ? beugla-t-il, fronçant les sourcils.
— Du mongue ! Parlé par une centaine d'individus en Guyane. En fait, ils ne vivent pas en Guyane à proprement parler. Ils résident quelque part dans l'Amazonie, en pleine brousse. Mais on en a recensé une partie aux frontières guyanaises, du côté de Saint Laurent du Maroni.
— Comment en avez-vous trouvé l'origine ?
— De vieilles connaissances… Mais là n'est pas réellement la question… J'ai sous la main la phonétique complète de ce langage. J'ai traduit les deux premières pages, difficilement, mais j'y suis parvenu… Pas évident, c'est mal écrit, pas facile de décrypter des inscriptions faites de sang et de boue… Ça n'est pas un livre des morts comme je le pensais. C'est un recueil d'expériences… Des gens y racontent probablement des aventures surnaturelles qui leur sont arrivées.
— Expliquez-vous ! De quoi s'agit-il exactement ? s'impatienta Warren, les flancs alourdis posés sur la cuvette des toilettes.
— Écoutez ceci… Première page… Attention, la traduction n'est qu'approximative, et il manque des mots. J'ai tenté de le rapprocher au maximum de notre manière de dialoguer.
— Oui, allez-y !
— « Je vois le noir… J'arrive attraper animal à poils. Moi plus fort. Moi tuer dieu du fleuve, je n'ai pas peur… » Voilà pour la première page.
— Comment, c'est tout ? dit Warren, déçu par la maigreur de l'information. Et ensuite ? Que voulez-vous que je fasse avec ceci, ça ne ressemble à rien ?
— Pas de panique. Vous avez bien vu comme moi qu'il n'y a qu'une trentaine de mots par page… La suite doit être beaucoup plus intéressante. Écoutez ça, c'est encore la même personne qui parle… Page 2… « Je mange animal moi avoir tué. Je dévore tout. J'ai faim, toujours faim. J'ai besoin de tuer animal. Pour moi survivre. Je suis pas dangereux pour femmes et enfants quand je mange. » Voilà, j'en suis arrivé à ce point.
Derrière, c'est une autre écriture, il va falloir que je déchiffre de nouveau… J'ai commencé la traduction aujourd'hui, vous comprenez…
— Sacré nom de Dieu ! Je crois que c'est exactement ce qui m'arrive ! Je vous avais expliqué que je me levais la nuit, et que je faisais des actes insensés sans m'en rendre compte ?
— Oui, je me souviens…
— Moi aussi, j'étais dangereux pour ma famille, j'ai bien cru que j'allais péter un plomb. La nuit dernière, j'ai mangé un rat dans le jardin ! Vous imaginez, un ragondin ! Je ne sais même pas comment j'ai réussi à l'attraper ! Et puis, cette nuit, j'avais placé bien en évidence une escalope de veau. Quand je me suis réveillé ce matin, je l'avais dévorée, et pour la première fois depuis une semaine je n'ai pas fait, permettez-moi l'expression, de conneries. Pourquoi ? Parce que j'avais mangé, je pense…
— Oui, c'est vrai que c'est similaire, quand on y regarde de près… Mais difficile de tirer des conclusions avec seulement deux pages. Le livre en comporte quatre-vingt-dix-neuf, je les ai comptées. J'ai aussi recensé treize écritures différentes, ce qui laisse présager treize expériences distinctes. Certains témoignages font six ou sept pages, peut-être découvrirons-nous à l'intérieur les chaînons qui vous manquent…
— Je… je vais vous laisser, ma femme descend… Je vous contacte demain, d'accord ?
— Non, plutôt mercredi, dans trois jours. Cela me permettra d'avancer, et demain je ne suis pas là…
— Très bien, nous verrons. À bientôt…
Sam avait passé son dimanche à rêvasser, jouant, grand enfant sage qu'il était, avec Miss huit pattes. Durant les journées, qu'il trouvait maussades et sans vie, l'inactivité, unique moyen pour se revigorer de ses nuits éreintantes et agitées, guidait son train de vie. Jaillissant d'une tanière logée au fond de son psychisme, l'animal exigeant lui pompait une bonne partie de ses ressources tant physiques que morales. Il savait qu'il était un loup. Non, il n'avait pas de crocs à la Dracula qui poussaient ou de poils qui lui germaient dans le dos pour le faire ressembler à une brosse de chiendent, et il ne hurlait pas non plus sous la pleine lune. En revanche, ses sens s'affinaient, sa force grandissait, et il était capable de faire des bonds incroyables. Les loups sont conscients qu'ils sont des loups, tout comme les humains savent qu'ils sont humains. Ils ont une âme, des pensées, des instincts, ressentent le danger, la rage, la peur, d'une façon beaucoup plus intense que ce que l'on peut se l'imaginer. Tellement ramollie par les lois qui régissent ce monde, la conscience n'est même pas capable de comprendre que c'est elle seule qui, pourtant, est à l'origine de ce phénomène.