Lui, il était les deux, homme le jour, homme-animal la nuit, ce qui le rendait aussi redoutable qu'un requin dans un bassin d'otaries. Une pure merveille de génie, d'intelligence, de force.
L'exaltation de vivre une telle aventure était si intense, que l'existence, la vraie, reprenait un sens. Il était capable de deviner que quelqu'un se trouvait derrière lui à cent mètres, sans même se retourner, il pouvait renifler des présences derrière des murs, il savait retrouver la maison de quelqu'un rien qu'en sentant son odeur sur le trottoir. Et tuer d'un simple mouvement de « griffes » faisait partie intégrante de ses nouvelles capacités. Au fond, il avait eu de la chance d'être cet animal, tout comme Lionel et l'aigle. Ils étaient si gracieux, malins, solides, et de redoutables prédateurs, des machines à tuer. Mais il était persuadé qu'un jour ou l'autre, parmi ses recrues, il engendrerait des crapauds baveux ou des lapins juste bons à se reproduire. Il s'était longtemps posé la question de ce qu'il réserverait à ces déchets. Il ne les tuerait pas, ou tout au moins pas sans une raison valable. Il les cantonnerait à des tâches de planification ou d'organisation, à condition qu'un crapaud soit capable de planifier quoi que ce soit.
Dans un avenir proche, quand la société prendrait de l'ampleur, il faudrait redoubler de prudence pour s'interdire les erreurs. Il ne sous-estimait pas le pouvoir de la police, ses systèmes performants pour trouver un poil pubien à trois kilomètres d'un cadavre ou son art de fouiller dans les excréments de mouche pour récolter une portion d'indice. Mais lui, il planait au-dessus de ces tueurs en série tout droit sortis de séries B à peine regardables. Ils étaient si peu à côté de lui, si insignifiants. Il était l'océan, ils étaient les grains de sable, il était la forêt, et eux les arbres. Oui, il allait laisser son empreinte marquée au fer rouge dans l'histoire, on le considèrerait, on le respecterait, même si, au fond, on le détesterait.
Tous les tuer, emmener les corps complets sans jamais laisser aucune marque, pour ensuite préparer un festin de roi autour d'une bonne table aurait été tâche aisée. Mais cela aurait-il eu tant de classe ? Là, après pareille démonstration, le nom de Sam Pradigton resterait forcément gravé à tout jamais dans les annales.
Chapitre 8
Changement de cadence
Lundi soir. Les deux jours précédents, Lionel avait œuvré comme un chef, choisissant scrupuleusement les endroits possibles pour des interventions peu risquées et percutantes.
Agir cette nuit devenait une absolue nécessité, ils étaient en rupture de jambes. Et puis, un engagement était un engagement : toute société se doit de respecter ses promesses.
Ils avaient planifié une intervention le lundi, donc ils s'y colleraient coûte que coûte. Malchanceux au point de mourir, le notaire était sorti numéro un de la macabre liste dressée deux jours plus tôt. Il était marié, sans enfants. La veille, les deux acolytes, pénétrant dans son jardin et tendant l'oreille sur la porte, n'avaient pressenti aucune présence animale. Non pas qu'ils craignissent les chiens, mais ces sales bêtes pourraient donner l'alerte…
Il n'était pas loin de minuit, ou plutôt disons midi, l'heure du repas. Phares éteints, voiture rangée sur un chemin de terre à trois cents mètres de la maison, claquement de porte et marche avant : pour le notaire, le compte à rebours était enclenché. Sam portait un sac à main, Lionel un sac à dos, tous deux parés pour une randonnée peu commune et d'un goût assez particulier.
Dans celui de Sam, une matraque en caoutchouc, une pince-monseigneur, un compas de découpe, et une ventouse. Dans celui de Lionel, six sacs-poubelle, de l'adhésif, un pavé d'un poids avoisinant les trois kilos ramassé dans un champ voisin, un couteau et deux paires de gants en plastique. Personne sur la route qui serpentait sans soucis jusqu'à l'horizon. La lune discrète n'éclairait pas, elle se contentait d'étaler un sourire penaud, alors que les buissons prudents s'écartaient sous leurs pas. Ils franchirent la barrière d'acier qui s'élevait au niveau de leur poitrine sans même la toucher, sautant pieds joints par-dessus. Pas un bruit à l'atterrissage, pattes de velours et agilité féline. En moins d'un éternuement, ils glissaient jusque derrière au niveau de la véranda, invisibles et affamés, prenant une seule taupe pour témoin.
— Vas-y Lionel, je te laisse faire, je ne suis ici qu'en spectateur ! annonça Sam à voix éteinte, barré d'un sourire de coin.
— Tiens, mets cette paire de gants…
— Bien ! Je vois que tu apprends vite !
— Donne-moi le compas.
Sam le sortit de sa besace, admirant au passage la dextérité de son apprenti.
— Voilà, avec la ventouse, et hop, le tour est joué… Chut…
Non… pas de système d'alarme. Pas d'hyperfréquences, ni d'infrarouges… Allons-y gaiement, mon petit saligaud d'estomac tire le signal d'alarme !
Ils s'enfoncèrent dans la cuisine, ils étaient ici chez eux.
Aucune gêne, aucun complexe ni crainte qui rendent le voleur de pacotille défaillant et benêt.
Lionel marmonna à voix basse.
— Eh bien, il ne s'embête pas, ce salopard. Regarde-moi ça la taille de la salle à manger… Voici l'étage, en avant…
Ils gravirent huit à huit les marches en chêne, ne laissant même pas au bois le loisir de craquer. Ils volaient presque, leurs pas de gymnaste frôlant le sol, puis pénétrèrent dans la chambre à peine éclairée par de timides étoiles. Dissimulé derrière un nuage grossier, l'astre blond s'interdisait d'assister à ce spectacle. Lionel, soixante-huitard un peu particulier, serrait la matraque dans une main, le pavé dans l'autre. L'une pour la femme, le second offert gracieusement à son saligaud de mari.
Bras croisés et dos contre le mur, Sam se pavanait au fond en tapotant du pied. Seuls un beau cigare, un cognac, et le chapeau d'Al Capone lui manquaient. Il allait assister à un son et lumière gratuitement, et s'en réjouissait à l'avance. Son élève prenait son temps, il s'était même planté à quelques centimètres de sa cible pour la disséquer des yeux, sentir son souffle rauque et saccadé, lécher du bout du nez son odeur de mâle. Quel sentiment de puissance, quelle jouissance ! Il avait ce pouvoir de frapper quand il le souhaitait, de juste le blesser, de le faire supplier ! Mais il attendait, le reniflant à la manière d'un cochon qui déniche une truffe. C'était si beau d'être là, d'avoir d'un côté la vie, de l'autre la mort. L'Enfer n'avait qu'à bien fermer ses portes ! Il allongea un regard libidineux sur sa femme, si belle, tellement raffinée, décorée de deux accroche-cœurs brunâtres qui la faisaient ressembler à Betty Boop. Son visage de poupée n'avait pas sa place là, aussi aurait-il bien pris le temps de lui faire sa fête, mais d'une manière différente. Pas bien grave, les récompenses seraient pour plus tard, quand il serait suffisamment préparé et autonome. Pour le moment, seules les consignes comptaient.