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— C'est pour toi Sam ! Tu vas bien te régaler… Si je ne mange pas bientôt, je vais devenir dingue !

— Coupe les jambes et un bras, on va en croquer un morceau tout de suite. On a le temps, tout compte fait. Y'a plus grand monde ici…

La table d'un bon pique-nique était dressée, seule la nappe décorée de myriade de pâquerettes manquait. Il sectionna limpidement les membres, sans pour autant forcer. Beaucoup plus fort que Sam, les jambes ne lui posaient plus aucune résistance désormais. Il les emballa délicatement dans les sacs-poubelles, évitant toute fuite en scotchant les extrémités. Attelé à sa mission jusqu'au bout, il s'appliquait vraiment, en vue de gommer sa lamentable erreur de tout à l'heure.

C'est un bon gars, après tout, pensa Sam.

Il déchira le bras en deux à la manière d'un boulanger qui arrache une belle miche d'un pain de campagne, s'empressant d'en offrir une partie à Sam.

— Viens, allons déguster ça en bas, dit Sam. On va profiter un peu de la maison, après tout, on est chez nous maintenant.

Il rangea le matériel dans sa gibecière, le tout soigneusement enveloppé dans du plastique. Compatissant envers ces chers inspecteurs de police, les rois du lancer de pavé laissèrent la pierre là où elle se trouvait, histoire de leur donner de quoi se mettre sous la dent à eux aussi. Ils s'affalèrent dans les fauteuils de cuir du salon. Sam posa les pieds sur la table basse, jambes écartées, Lionel s'allongeant pour sa part dans le sofa, regard tourné vers le plafond. Il dépiautait des médaillons de biceps qu'il laissait tomber dans sa bouche, bras tendu.

— Mince, raté !

Un fragment chuta à côté. Il réitéra, sans échouer cette fois-ci. Imitant des gestes de prestidigitation, il tournait ses mains sur elles-mêmes.

— Attention, plus difficile ! Applaudissements s'il vous plaît ! Allez, s'il vous plaît, pour encourager l'artiste !!

Tant amusé qu'attendri, Sam frappa dans les mains, aspirant des nerfs de la même façon qu'un malpropre le ferait avec des spaghettis. Lionel poursuivit.

— Roulements de tambour… Un, deux, trois, partez !

Il décortiqua puis lança un quartier en l'air pour tenter de le rattraper à l'aide de la bouche. Il était champion avec les cacahuètes, alors pourquoi pas avec de la viande ? De toute façon, il pouvait salir, la femme de ménage n'était pas près de reprendre ses activités ! Et puis, Sam semblait amusé de ces facéties un tant soit peu déplacées. Jetée trop fort, la friandise resta scotchée au plafond un court instant, puis se décolla lentement pour s'écraser sur le carrelage avec un bruit de guimauve mouillée. La seconde fois, encore à côté, la parcelle de triceps lui passa derrière la tête. La suivante fut la bonne, directement dans la gorge. S'éjectant de son fauteuil, il tourna en rond, index sur le sol comme s'il venait de faire un home-run au base-ball.

— Yes, Yes, Yes !! Il brandissait les deux poings. Victoire !

Sam, qui n'en pouvait plus, frôla l'étouffement, une fibre ayant pris racine au travers de son larynx. Le one man show continuait son numéro. Il se fabriqua un chapeau de papier avec le journal qui traînait sur la table, se donnant l'allure d'un capitaine de frégate. Il lançait des gourmandises par derrière son dos pour ensuite les rattraper avec ses dents de justesse, tandis que de l'autre main, il jonglait avec les doigts arrachés. Trois, quatre, puis cinq !

— Comment tu fais ça toi ? s'éberlua Sam.

— J'en sais rien, regarde-moi ça !

Ses mains se déplaçaient si vite qu'on aurait dit qu'il en avait une dizaine. Abasourdi par pareille maîtrise, Sam se prêta au jeu.

— Donne-moi les doigts, je vais essayer !

Lancés à intervalles réguliers par Lionel, ils traversèrent la pièce en vrillant avant d'atterrir pile dans les mains de Sam. Il s'essaya à ce périlleux exercice, deux doigts, puis trois, quatre, cinq. Il y arrivait !

— Incroyable, ouais ! s'écria-t-il, le visage fendu par un large sourire.

Il riait comme un gamin de dix ans, émerveillé par ces phalanges qui tournoyaient telles de magnifiques massues enflammées.

— Attention mesdames et messieurs !!

Il ouvrit la bouche, puits sans fond, et un premier doigt y tomba. Il ne prit même pas la peine de le mâcher.

— Plus que quatre… trois… deux… et, et… le dernier… Et voilà ! Tous disparus !

— Bravo, bravo !! Applaudissez plus fort, plus fort mesdames et messieurs !! jacassa Lionel.

— Maintenant, entracte ! Les artistes vont aller se reposer un peu… Rideau !

Il salua, s'avança vers Lionel pour le serrer dans ses bras.

— T'es un brave gars, mon Lionel… Allez, maintenant on va aller se débarbouiller un peu… On prendra l'argent en sortant… Quelle belle soirée !

— Vraiment géniale…

Sur ces entrefaites, ils semèrent, en quittant la maison ensanglantée, une pincée de doigts au gré du vent, histoire de laisser une trace remarquable de leur passage…

2

Chers lecteurs. Pour vous, à ce stade, tout semble parfaitement limpide, le courant d'eau coule lentement, paisiblement, et peut-être même percevez-vous des gazouillis d'oiseaux qui vont avec. Si vos sens ne vous ont pas fait défaut, si votre logique est toujours d'attaque, alors vous avez suivi sans trop de mal les aventures peu communes de nos amis.

Néanmoins, je vous demanderais juste de vous mettre à la place de l'inspecteur Sharko, en ce mardi matin glauque, le temps de trois pages. Oui, imaginez-vous un peu, vous n'êtes plus étalé mollement dans votre fauteuil, ni même dans votre lit, mais vous vous trouvez devant un palace de bois qui, naguère, avait abrité un notaire et sa femme. Un moelleux petit chalet de campagne, protégeant une cheminée rustique entourée de belles bûchettes qui ne demandent qu'à être consumées afin de vous bercer pendant vos tendres soirées. On vous prie de monter à l'étage. Vous vous attendez alors à voir une scène crue, peu ordinaire, mais vous commencez à avoir l'habitude, donc vous y allez de pied ferme. Certains ont pour métier de marier des colombes, d'autres de nager aux côtés des dauphins ou de visiter les merveilles du monde. Le vôtre, c'est de traquer des assassins, de fouiller dans les macchabées. Vous apprenez à le connaître ce tueur même si, au fond, vous ne savez absolument rien de lui. Un peu comme quand vous utilisez un téléphone, vous êtes capable de le faire fonctionner, cependant vous ignorez comment ça marche à l'intérieur, et d'ailleurs, ça n'est pas vos oignons. Cette fois, vous êtes préparé à voir un corps allégé d'une ou deux jambes. Une broutille, vous pensez avoir affronté le summum de l'horreur, vous êtes paré. C'est un peu votre millième saut en parachute, en conséquence un de plus ou de moins… Des tendons arrachés, des nerfs à vif, des morceaux de cervelle, vous en connaissez un rayon maintenant, pas la peine de vous faire un dessin ! Vous débarquez dans la chambre d'un pas de démineur, et là, qu'est-ce qui vous attend ?

Certainement pas un lot de six bouteilles de vin, ni un fer à friser pour votre femme. Le temps des cadeaux est révolu. Dans un premier temps, vous allez vomir en guise de bienvenue, parce que l'odeur qui règne ici, lourde comme du plomb, est celle d'une croûte en putréfaction. La scène que vous découvrez s'imprègne séance tenante dans votre cerveau aussi violemment qu'un flash en pleine nuit. Vous fermez les yeux, elle est toujours là, blanche sur fond noir. Votre esprit est marqué au fer rouge. La photo, quant à elle, est définitivement gravée dans votre album de souvenirs personnels. Vous revenez un mouchoir sur le nez, sûrement pas très propre mais tant pis, espérant que cette fois vous tiendrez le coup. Plus très rassuré, car il va falloir fouiller là-dedans ! Mais vous résisterez, car c'est votre boulot de ramasser des cadavres, même s'ils sont déjà consommés ou digérés par le temps. Sauf qu'ici, rien ne ressemblait à ce que vous pouviez imaginer. Et pourtant, Dieu seul sait que votre imagination est fertile et vagabonde. Le pavé, commun, était incrusté dans la tête comme une dent dans une mâchoire de requin. Il eût été plus facile de découvrir l'identité du corps en observant la pierre qu'en regardant ce qui lui restait à la place du visage. Plus jeune, vous aimiez donner vie à des ballons de baudruche ou à des sacs plastique, en leur peignant des yeux, un nez, une bouche en empruntant clandestinement le rouge à lèvres de votre maman ? Eh bien ici, c'était pareil sur le gros caillou. Pour décrire ce que vous voyez, vous n'employez pas de pronom personnel, du genre « il est mort » ou « il a dû souffrir », mais plutôt « c'est mort à quelle heure ? » ou « qu'est-ce qu'on va faire de ça ? » En effet, un être humain n'a-t-il pas une tête, deux bras, deux jambes, un cœur ? Ici, que voyez-vous ? Un pavé à la place du visage, une moule ouverte décorée de guirlandes de boyaux en guise de tronc, ainsi qu'une absence totale de jambes et de bras.