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— Merde ! C'est fermé ! ragea Éric, secouant la massive poignée. Le vieux, il ferme jamais, d'habitude !

— Fais chier… On fait quoi, maintenant, hein ?

— On reviendra pour l'abattoir… Faut vraiment que tu voies ça ! Ça fout bien les boules ! Bon, on retourne à la grange… Regarde, elles sont là-bas ! Tourne-toi !

David s'exécuta, bras pendants. Éric dégrafa avec fougue les lanières du sac kaki démodé, sur lequel était inscrit grossièrement au marqueur « U.S. » Il en extirpa une fronde, soigneusement emballée à l'intérieur d'un chiffon propre.

Fabriqué par le frère d'Éric, l'instrument avait largement contribué à la soudaine chute de la population volatile du village. L'adolescent avait taillé dans une chambre à air de tracteur pour construire un puissant élastique, puis avait moulé le bois dans son atelier de menuiserie pour que la fourche fût parfaite. Elle était belle, et ils en prenaient soin comme un bijou rare. Éric ramassa un gravillon dans l'allée, se coucha sur le sol en appui sur les coudes, tendit l'élastique jusqu'à son visage, ferma un œil, et lâcha. Le caillou fusa, dégringola par petits bonds sur les tuiles ocre, avant de terminer sa course dans la gouttière de plastique gris avec de timides cliquetis.

— Fais gaffe, tu vas casser un carreau !! s'inquiéta David.

Pff… T'es un nullard, carrément à côté !!

— Ah Ouais !! Tiens, essaye, t'es si malin, toi ! répliqua sèchement Éric, le défiant du regard.

David arma. Sa réputation de tireur hors pair n'était plus à faire, aussi était-il certain de faire mouche du premier coup. Le gravier fendit l'air et vint s'enfoncer en pleine tête d'une poule, qui tomba raide morte, bec planté dans le sol. Ses congénères continuaient à picorer, nullement perturbées, agitant le cou d'avant en arrière chaque fois qu'elles avançaient d'un pas.

— Ouais, pleine gueule !! File-la, c'est mon tour ! s'exclama David, qui établissait déjà du bout de l'index une ligne de visée.

Dès qu'il toucha un dindon dans la gorge, le robuste volatile se mit à glousser tout en battant abusivement des ailes. Des grappes de plumes se détachèrent et excitèrent les oies qui se reposaient en paquets de six dans le coin, faisant désormais bec commun vers les agresseurs. Ça gueulait de partout, et la basse-cour entrait en ébullition. Tandis que la dinde repeignait le sol en rouge vif, les dames au long cou s'organisaient en V pour mener une attaque groupée, bien décidées à faire payer aux intrus pareille ignominie.

— Allez, viens, on s'barre ! s'écria Éric, déjà talonné par la plus imposante des oies.

David n'avait pas attendu l'ordre et se ruait sous le porche, sac ouvert en bandoulière sur une seule épaule. Sa casquette s'envola, Éric la rattrapa en plein vol, et ils décampèrent dans le bois. Ils s'étaient bien amusés aujourd'hui, et pour sûr, le nouveau propriétaire ne serait pas content…

5

Trois quarts d'heure plus tard, Warren accostait enfin à son port d'attache. Après qu'il eut parqué sa voiture dans le garage, il jeta, de l'extérieur, un regard furtif par la fenêtre de la cuisine, comme à son habitude. Beth, presque éternellement soudée à son manche de poêle à cet instant de la journée, ne s'y trouvait pas, remplacée par le cocker anglais enfermé dans la pièce.

Jappant jovialement, il grattait de ses palmes de devant le carrelage saumon, et Warren entendait son souffle saccadé se faufiler sous la porte. Il s'apprêtait à ouvrir pour saluer son compagnon, mais Beth le stoppa dans son élan.

— Non, par ici, dans le salon !

La voix suave de son épouse lui tinta agréablement jusqu'au fond des tympans, dépoussiérant définitivement les parcelles d'idées noires qui s'étaient amassées au cours de son interminable journée de labeur. Les enfants se précipitèrent et lui sautèrent au cou juste avant qu'il n'entrât dans le séjour.

— Bon anniversaire papa ! s'écrièrent d'une seule voix les jumeaux.

Ils lui tendirent un petit paquet, maladroitement emballé par leurs jolies menottes. Il avait oublié. Trente-huit ans…

— Merci mes poussins, merci beaucoup !

Il se courba, laissant traîner la langue de sa cravate sur le sol, et ils se pelotonnèrent dans ses bras. Beth se détacha du sombre arrière-plan, embellie d'une somptueuse robe légère sur laquelle s'étirait une farandole de pâquerettes aux couleurs chatoyantes.

Ses cheveux, clairs comme les blés moissonnés du meilleur des avrils, ondulaient dans une cascade de fils de soie et peignaient l'air d'un doux parfum fruité.

— Non tu vois, nous ne t'avons pas oublié, murmura-t-elle amoureusement à son oreille. Ça a été une horreur de simuler ce matin, tu sais…

Il l'étreignit aussi, tout en continuant à caresser la tête des bambins.

— Merci, merci à vous tous, je vous aime tant !

Une silhouette aux formes arrondies, plantée devant l'aquarium, se dressa au fond de la salle à manger. Un homme, probablement.

— Tu ne vas pas dire bonsoir à notre invité ? annonça Beth d'un ton laiteux.

Il passa la tête au-dessus de l'épaule de son épouse, et un contre-jour, qui se déversait dans la pièce tel un torrent de pièces d'or, l'empêcha de reconnaître le personnage. Glissant prudemment vers l'ombre immobile, il fondit dans les bras grands ouverts du convive à moment même où il le reconnut.

— Sam, Sam, mon Sam, enfin de retour !!

L'accolade chaleureuse dura plus d'une minute, une minute de vie, soixante secondes de partage, un instant magique, comme il en existe si peu. Ses yeux s'humidifièrent d'émotion.

Sam lui tapotait dans le dos, son regard émeraude enfoncé avec insistance sur le visage de Beth. Baignée par l'étrange impression qu'au loin, ses pupilles pulsaient bizarrement, la jeune femme éprouva un mal être qui s'estompa promptement.

Warren, qui avait senti comme un courant chaleureux le traverser le temps de l'étreinte, dévisagea le revenant.

— Quatre ans, quatre ans sans nouvelles, et te revoilà enfin parmi nous ! Oh ! Sam tu ne peux pas savoir, je… je…

— Warren ! Ha ! Ha !

Beth, encadrée de ses rejetons, s'approcha, ravie et attendrie par un spectacle d'une si mordante intensité. Le franc succès de son cadeau lui aurait presque valu une statue à son effigie dans un coin du salon, pour « causeuse de bonheur. » En réalité, Sam avait appelé dix jours plus tôt pour annoncer qu'il était de retour au bercail, et coup du sort ce soir-là son mari écumait encore les routes. Elle lui avait alors demandé de garder le silence, afin qu'elle pût organiser leurs retrouvailles en bonne et due forme.

Il était le meilleur ami de Warren, et vraisemblablement l'unique. Complices depuis leur plus tendre enfance, les deux hommes avaient, jadis, fait les pires âneries du système solaire et aussi certainement des autres planètes, exploitant au maximum la réserve de bêtises à laquelle ont droit les jeunes enfants. Ils ne s'étaient jamais quittés, soudés par des liens forgés à l'acier trempé. Parce que le destin tend à séparer ceux qui s'aiment, ils s'étaient, ces dernières années, côtoyés moins qu'à l'ancien temps. Néanmoins l'attachement intemporel qu'ils entretenaient n'avait en aucun cas été oxydé par les rouages de la vie.

Un beau jour, Sam s'était inopinément évanoui dans la nature. La raison de sa volatilisation, digne de la plus impressionnante des illusions, entretint pour le couple une lourde sensation d'incompréhension ainsi qu'une vive impression d'avoir manqué un épisode. Toutes les hypothèses leur avaient pourtant traversé l'esprit, sans qu'aucune ne tînt réellement la route. Sam exerçait en effet une profession qu'on ne trouve que dans le catalogue du Père Noël : pilote de ligne long-courrier. À vingt-neuf ans, il chevauchait déjà son premier albatros aux ailes d'argent. Fouler toutes les contrées de la planète l'enveloppait d'un plaisir brut, et il avait enivré mille femmes aux mille parfums dans mille pays. Il se rendait à Tahiti, aux Antilles, au Canada, aussi aisément que Warren s'engouffrait dans les sous-sols moroses du métro. En conséquence, son existence se découpait en un puzzle gigantesque d'une complexité à faire larmoyer les plus acharnés.