Une main sur le dossier, Sharko se leva de son siège.
— Comment ça ?
— C'est tout simple. Wallace est du groupe O négatif. Les deux autres sont B positif !!
— La vache !!
— Comme vous dites !! Ou alors Wallace a deux complices, ou il est innocent !
Deux complices… Mais dans quel but, bordel ? Ça n'a aucun sens, absolument aucun sens… Je vais péter les plombs moi si ça cont…
— Inspecteur, vous êtes là ? s'impatienta la voix.
— Euh… Oui, excusez-moi, c'est tellement hallucinant… Bon, nous voilà dans de beaux draps maintenant. Je vous laisse, il faut absolument que l'on sache avec Wallace…
Sans réfléchir, il se rua derrière la vitre sans teint de la salle d'interrogatoire. Enguirlandé telle une pimbêche d'Hollywood Boulevard, Wallace exhibait des électrodes à la place des bagues et une calotte de métal en guise de chapeau.
— Alors, qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-il aux trois observateurs scotchés au miroir telles des mouches sur un caramel.
— Que dalle ! Regardez le tracé, on dirait qu'il a été dessiné à la règle ! Plat comme les seins de ma femme ! Ou cet homme est un menteur hors pair, ou il dit la vérité !
Sharko s'approcha de la vitre, puis il se tourna brusquement, générant un léger courant d'air.
— Nous avons des éléments nouveaux. Il faut en tenir compte dans l'interrogatoire. Faites revenir Dumortier ici, que je lui explique.
Bien qu'il sût qu'on décortiquait ses faits et gestes de l'autre côté — il l'avait déjà vu faire à maintes et maintes reprises à la télévision —, Warren maîtrisait comme jamais la situation.
Guidé par un calme à endormir un carnaval complet, piloté par une force inconnue, il détournait avec aisance la batterie de questions pièges. Aucune hausse du rythme cardiaque, pas la moindre suée ni hésitation. Pensant plutôt craquer à ce moment, il se délecta au contraire de répéter purement et simplement ce que son subconscient lui dictait.
Le psychologue, enrichi des derniers éléments, se présenta épaules baissées dans la pièce qui ressemblait sommairement à une salle d'exécution.
— Monsieur Wallace, reprenons où nous en étions…
Les yeux enfoncés sur les tracés, les quatre policiers se rongeaient les ongles. Aucune secousse. Les stylos s'ennuyaient sur le papier millimétré, et leur crissement monotone ne faisait qu'amplifier la sensation d'incompréhension totale qui régnait.
L'inspecteur aurait ridiculisé une pivoine tellement il était rouge. De rage probablement, à voir sa réaction.
— Merde ! Merde !! Merde !!!
Les observateurs s'écartèrent, craignant de recevoir une manchette perdue dans le menton. Ils étaient persuadés que la mâchoire de Wallace, allégée d'une dent, avait eu affaire au poing de l'inspecteur lors de l'arrestation.
— On ne va quand même pas le relâcher, inspecteur ?
— Non. On va le garder quarante-huit heures, le temps maximum, puis on trouvera un autre motif pour le coffrer…
Il réfléchit un instant. Il n'était plus sûr de rien, et cette machine bonne à jeter à la poubelle ne l'aidait pas.
— On a peut-être fait une erreur en l'arrêtant… Il… Ça m'embête de dire ça, mais il n'y est peut-être pour rien… Il a dit qu'il savait qu'il avait tué son chien, c'est tout. Pourquoi, parce que dans sa tête, il est persuadé que c'est lui. Et c'est compréhensible, pas d'effraction, pas un bruit. Quelqu'un veut certainement le rendre maboul… En tout cas, ne le lâchez pas ! Faites venir des médecins, psychologues, et toute la tripotée de chirurgiens de la cervelle ! Il me faut des réponses… C'est parti, au boulot !
Il n'avait pas fini de claquer dans ses mains que les trois acolytes s'étaient déjà plaqués à leurs bureaux.
Quant à moi, direction Saint-Quentin.
La chance était du côté de Sam. Trois transformations, trois succès. Crocodile la nuit, le petit dernier promettait également à un bel avenir. Lionel, devenu subitement malin, avait eu une sacrée idée pour éviter les blessures. Remarquable ! Il s'était procuré un de ces costumes de sumotori de foire dans lequel on se glisse avant de le gonfler, si bien que Romuald, nouveau venu, n'avait même pas récolté une égratignure. Il avait rebondi à la manière d'un ballon de baudruche que l'on gonfle à bloc puis que l'on lâche d'un coup sec, mais aucun dégât n'avait été constaté, ni pour l'abattoir, ni pour lui. Doté d'une force dans la mâchoire incroyable, le reptile aux dents d'acier ne fit qu'une bouchée de « La jambe de la bienvenue », se régalant plus des os que de la chair. Une bonne affaire, la délicate tâche de se débarrasser des restes se trouvait ainsi considérablement simplifiée.
Cette nuit, ils frapperaient à deux endroits en même temps.
Des lieux à deux cent cinquante kilomètres d'écart, choisis la veille en lançant une pointe de compas sur une carte. Aucune logique, de quoi déstabiliser de plus belle.
Le lendemain, deux employés viendraient s'ajouter aux rangs, l'un ramené par Sam, l'autre par Lionel. Yvan le chat avait déjà lui aussi un rendez-vous ailleurs dans les jours à venir. Les tentacules de l'entreprise se déployaient sur le pays à la vitesse d'une coulée de lave, et le volcan, tout jeune, n'était pas près de s'éteindre.
Sam fit un dernier rappel à son tiercé infernal.
— Donc, chacun a bien compris ce qu'il avait à faire ? Yvan, résume-moi tout ça, si tu le veux bien ! Les autres, écoutez !
— Oui patron ! Il sortit du groupe et se plaça devant eux, genre professeur de français. Je pars avec Lionel à Senlis. On va dans la maison de l'huissier. Je le tue, vite fait, et on fout le camp en quatrième vitesse. Si l'un de nous se fait prendre, il se brûle le visage et s'éventre comme un cochon ! Toi et Romuald, vous allez de votre côté, et tu lui montres ce qu'il faut faire. Tu te charges par la même occasion de cette avocate. Nous déposons les jambes et le cœur dans la grange, et nous rentrons chez nous jusqu'à demain soir, en attendant la prochaine mission. C'est bien ça ?
— Exact ! jubila Sam, fier de voir que ses efforts portaient finalement leurs fruits. Et n'oubliez jamais de bien vous nettoyer, si vous avez des taches sur le visage ou ailleurs ! Lionel, tu avais plein de sang sur toi la nuit dernière, il aurait suffi que quelqu'un le remarque, et tu étais bon ! Et l'argent ! Comment voulez-vous que je vous paie, si vous ne volez pas l'argent là où il y en a ? Allez, à tout à l'heure ! Bon amusement !
— Tu sais Sam, ça n'est pas pour l'argent qu'on le fait, compléta Lionel.
— Oui, mais autant se servir ! Et il faut toujours une trésorerie pour une entreprise, vous savez, en cas de coup dur…
Six heures plus tard, notre quatuor méphistophélique se regroupa dans la grange. Lionel et Yvan se distrayaient en mitraillant de graviers le grand-duc qui s'était réfugié en se dandinant latéralement derrière une poutrelle, hors d'atteinte des projectiles qui sifflaient dans l'air tels des feux d'artifices.
Ils déposèrent soigneusement les quatre jambes et les deux cœurs. On se serait cru sur un étalage de supérette.
Lionel le comique improvisa un petit numéro. Déjà le sourire aux lèvres, Sam se recula, entraînant les deux associés contre le mur du fond. Le bouffon vola chercher la banderole de L'Arrache-Cœur et se la plaça en bandoulière, imitant une Miss France. Il se colla un fin brin de paille derrière l'oreille en guise de stylo, puis se glissa derrière son stand.
— Mesdames, messieurs ! Qui veut des bons jambons ! Regardez-moi cette fraîcheur, cent pour cent français, pas de vache folle ici !
Des rires discrets s'élevèrent en phase. Lionel, en haussant le ton, gesticula à la manière des commerçants.