Lors de sa première mission, il avait parcouru plus de deux cents kilomètres pour aller dévaliser pharmacies ou épiceries, laissant ainsi couler tranquillement ses vols avec ceux de la petite délinquance. Garant de la préparation, du nettoyage, et du rangement de l'attirail de ceux qui partaient en randonnée, il se sentait utile pour la première fois de sa vie. Bertrand, lui, était un papillon, et il n'en était pas peu fier. Rêvasser étant sa principale caractéristique, il aurait pu nuire à la société si on l'avait lâché seul en pleine nature. Pas bien méchant et beaucoup trop distrait, il possédait en outre une certaine logique ainsi qu'une bonne vue d'ensemble, lui permettant de dénicher des adresses potables, d'étudier les endroits les moins exposés, et de s'occuper des premiers passages de repérage. Il était à chaque fois accompagné de Vincent, une chauve-souris pas très maligne, qui développait cependant une ouïe exceptionnelle lui permettant de jauger ou non la présence de molosses à coup sûr, sans même pénétrer dans les propriétés.
Rapidement, Sam s'était rendu compte du risque qu'il courait en regroupant son espèce de zoo itinérant chez lui. Loin de passer inaperçus, ces allers et retours de corbillards à cœurs pourraient donner l'alerte. Voilà pourquoi Lionel s'était vu propulsé responsable de l'aspect logistique, entre autres. Il fixait des horaires aux collaborateurs, de telle sorte que leurs déplacements et leur arrivée chez Sam ne se chevauchassent pas. Il était aussi « Manager organisationnel », s'efforçant de placer judicieusement nouveaux et anciens et de faire coïncider les caractères des animaux pour qu'ils se complétassent judicieusement. Passionné par le macabre et ayant le pavé facile, il continuait à tuer, se nourrissant de chaque cadavre comme d'une récompense ultime pour ses efforts fournis.
Cascade de billets et torrent de pièces remplissaient les caisses, si bien que par soirée, ils amassaient aux alentours de vingt mille francs, un chiffre d'affaires plus que raisonnable pour moins de trente personnes. Sam en redistribuait une bonne moitié et stockait le reste précieusement pour lui, se préparant pour finir plein aux as.
Les démembrés, quant à eux, pleuvaient comme un orage de grêle un mauvais mois de mars. On en dénichait partout, jusque dans le Massif Central. Certaines équipes s'aventuraient la journée, en profitaient pour visiter les lieux, — seule activité qu'elles étaient capables de faire en plein jour —, puis la nuit tombée, elles frappaient inlassablement.
Pressentant une source potentielle de problèmes, Sam avait stoppé le stockage des jambes. Dorénavant, les chasseurs se régalaient du fruit de leur labeur directement sur place, camouflés dans un bois ou installés au milieu d'un champ, tandis que lui, enfermé dans la ferme, se gavait de cœurs à s'en exploser l'estomac. Il en consommait cinq, tout au plus, et offrait la douzaine qui restait à ses braves employés. C'était un patron compatissant, mais suffisamment strict pour éviter que la meute prît trop de libertés en son absence. Violer une blonde platinée au passage ou fracasser à coups de pavé tout ce qui remuait était chose si aisée. Tous l'idolâtraient, il était ce roi bon et généreux qui jamais ne profitait d'eux. Certes il les faisait œuvrer d'arrache-pied, mais ils adoraient leur métier, tellement fiers de servir une si noble cause.
Dehors, enfin, hors de sa communauté, le monde était entré en ébullition. Le chaos naissait, la phobie s'installait progressivement et dégoulinait dans les rues telle une lourde brume. Les randonneurs cueillaient des lambeaux de chair sur les feuilles des arbres, les promeneurs découvraient des ossements mal décharnés sous les tables de pique-nique. À l'entrée des morgues, les culs-de-jatte sans cœur se bousculaient pour être enfermés dans des sacs noirs à fermeture Éclair, tandis que les laboratoires d'analyses étaient en feu. On négligeait la petite délinquance, les vols de sacs des grands-mères et autres bagarres de quartier pour ne s'occuper que de cette peste qui pourrissait le pays et le gangrenait comme une mauvaise grippe.
Ces morts-là, ceux sur qui L'Arrache-Cœur greffait sa signature inimitable, laissaient leur empreinte au marqueur indélébile sur l'histoire de la criminologie et même l'histoire tout court.
Sam était devenu célèbre, mais bien peu ambitieux sont ceux qui se contentent de ce qu'ils ont. Non, là, ça n'était que le début, une mise en jambes, si je puis me permettre l'expression.
Pensez-vous, vingt-neuf personnes, un grain de sable dans le désert de Namibie ! Il comptait bien gonfler ses effectifs à cinquante avant la quinzaine qui suivait, et après, place à une croissance exponentielle. Seul un obstacle pourrait contrecarrer ses plans : le manque de notaires ou d'huissiers. Mais sur ce point, il avait encore de la marge…
Sharko n'eut pas le choix. On le « pria » d'aller là-bas, sur « autorité suprême. » Les corps refroidis s'amassaient, et à part constater, on ne pouvait pas faire grand-chose d'autre. Si bien qu'il en fut réduit à s'aventurer en pleine Amazonie à la recherche d'un pseudo-sorcier, qui un jour était passé au sein d'une tribu de fantômes pour laisser sa marque dévastatrice.
Impliqué jusque par-dessus la tête dans l'aventure, Neil s'était proposé de l'accompagner. L'inspecteur avait fini par l'apprécier, et ce mini bonhomme était, une fois les premiers a priori effacés, d'une intelligence rare.
On était lundi, le policier s'apprêtait à prendre le large le lendemain. Mais avant de quitter le continent, il tenta un coup ultime, risqué. Germé dans son esprit cinq jours plus tôt, un scénario de folie le mènerait peut-être à la solution, et ce, bien entendu, au péril de sa vie. Aussi annonça-t-il qu'il donnerait une conférence dans l'après-midi, communiqué qui eut l'effet d'une bombe auprès des médias puisque les autorités ainsi que le gouvernement étaient restés muets ces derniers temps. Si bien qu'à même pas onze heures, une colonie de gratte-papier affamés de scoops se bousculaient devant la salle. Au terme d'une lutte acharnée, Sharko avait réussi à obtenir l'accord de ses patrons, qui eux-mêmes avaient dû véhiculer l'information jusqu'au sommet de la hiérarchie. Il leur avait exposé son projet, et ils avaient dit « pourquoi pas, on ne risque rien. »
Non, on ne risquait rien, à part sa vie. Mais bien peu était une vie à leurs yeux, pour peu qu'on pût en sauver des dizaines d'autres, et surtout rehausser l'image d'une patrie en déroute.
La conférence débuta à 13 h 30, mais l'exclusivité ne fut que pour la fin.
— Mesdames, messieurs. Ce n'est pas chez nous, en France, que nous tenons les pistes les plus sérieuses. Je pars demain matin pour la Guyane française. Nous sommes remontés jusqu'à ce pays, et nous pensons que c'est là-bas que se cache la solution. Et croyez-moi, je ne reviendrai pas avant d'avoir quelque chose ! Nous allons les coincer !
Le soir, au journal de 20 h 00, l'inspecteur put constater avec fierté qu'il avait été parfait, appuyé par les médias qui, comme convenu, avaient mis l'accent sur son départ à l'étranger. Il était persuadé que les carnassiers, et tout particulièrement leur chef, regardaient. Forcément qu'ils regardaient, la télévision les rendait célèbres, nourrissant une phobie qui était sans l'ombre d'un doute leur meilleure publicité.